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Bourgeois Gentilhomme, et il disait vrai : « Il n’y a rien qui soit si nécessaire ! » Tel seigneur fit son chemin par la courante, qu’il dansait à ravir. Un pas bien exécuté valait à son auteur presque autant de réputation qu’une ville prise. C’étaient des coups d’éclat de diverses sortes. Depuis la pavane jusqu’à la sarabande, une multitude de pas, savamment étudiés, exigeaient une attention toujours en éveil, une tactique soutenue dans les jambes, les bras, la tête, tout le corps. La figurée, la boccane, la panadelle, la bourrée n’étaient pas des conceptions vulgaires. Un courtisan qui savait en faire ressortir l’artistique beauté était tout de suite un homme classé.

Mais c’est surtout aux ballets que l’on s’attachait. Il en était pour toutes les circonstances de la vie, pour toutes les saisons de l’année : ballets demi-deuil et de carême, ballets politiques avec allusions transparentes ou cachées, ballets graves ou sérieux, historiques ou romanesques. La Grande Mademoiselle va visiter un de ses domaines ; l’intendant s’empresse de danser un ballet en son honneur le jour de son arrivée, et la princesse consigne avec soin, dans ses Mémoires, que voilà un homme de bonne compagnie et qui suit vivre. Il y avait toujours un ballet en répétition à la cour ; le roi y apprenait patiemment son rôle, et l’élite de la nation se consumait de travail pendant des semaines, sous la direction des baladins, — maîtres de danse, — autorisés, qui présidaient à la mise en scène, afin de parvenir à exécuter dans les formes les jetés et les entrechats, brodés sur un canevas où le bon sel, d’ailleurs, fait souvent défaut.

Ces gentilshommes, qui aimaient la danse avec tant de passion, n’étaient pas plus sots, ni plus futiles que les gens du monde d’à présent. Ils n’étaient pas plus efféminés, car ils chevauchaient et chassaient sans trêve ; ni certes moins braves, puisqu’ils se battaient constamment, en duel ou à la guerre, et s’y comportaient de telle sorte que leurs ennemis d’alors disaient d’eux : « Les Français vont à la mort comme s’ils devaient ressusciter le lendemain. » Or, cette génération, où les hommes dansaient si volontiers pour leur compte, trouvait tout naturel de voir des individus de son sexe danser au théâtre, comme nous trouvons aujourd’hui naturel d’y entendre des hommes chanter. Il n’y avait même que des hommes sur la scène, et, tandis que dans nos ballets les rôles masculins sont tenus souvent par des femmes travesties, c’étaient au contraire, sous