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passa plusieurs années en Afrique. Lorsque à vingt-six ans, il rentra dans la vie civile, il avait, par un curieux phénomène psychologique, oublié complètement le théâtre. Marié et entré à la Compagnie du Gaz, avec 150 francs par mois d’appointemens, il se préoccupait uniquement d’augmenter ses ressources en vue d’équilibrer le budget de son ménage, et grossoyait la nuit des écritures pour le tribunal des criées.

Des chagrins intimes interrompirent cette existence paisible. Un employé de son bureau lui conseilla d’entrer, pour se distraire, dans une petite société d’amateurs, dont les membres s’amusaient à jouer la comédie entre eux. Chacun versait 8 francs pour les frais de la salle ; on représenta ainsi Gringoire, Nos bons villageois et les Idées de Mme Aubray. Un jour, Antoine dit à ses camarades : « Il doit y avoir parmi nous des inconnus qui font des pièces passables ; si nous essayions de l’inédit ? » Il loua la salle Pigalle, demanda, pour corser le programme, deux petits actes à des auteurs de profession et invita la presse. Elle ne vint pas ; de son côté, l’association refusa de suivre Antoine dans cette voie et le laissa faire des dettes pour son compte. Mais le goût des planches l’avait ressaisi ; il voulut donner une seconde soirée, dont MM. Bergerat et Méténier lui fournirent les élémens. Il eut du beau monde, même du monde intelligent.

Ses dettes s’accrurent, et aussi ses ambitions : « Bien des gens à Paris, pensait-il, déboursent de l’argent pour la peinture, pour les arts auxquels ils s’intéressent. Il s’en trouvera qui me fourniront des fonds. » Les prospectus imprimés n’étant guère lus, il écrivit de sa main quinze cents lettres, à des destinataires triés sur le volet parmi les notabilités de la capitale et, pour s’économiser les frais de poste, retenu à son bureau durant le jour, il les portait lui-même, la nuit, à domicile. Il n’obtint que trois réponses ! Un autre se serait découragé ; lui, s’entêta. Jusqu’alors il ne louait une salle que pour le jour de l’audition publique et répétait ses pièces dans l’arrière-boutique d’un marchand de vins. Par une chaude matinée de juillet 1887, sans un sou, il se rendit au Gaz et donna sa démission. Son père, terrifié, le maudit, mais Banville venait de lui donner le Baiser, avec lequel il inaugura le local de la rue Blanche.

La première saison amena 2 000 francs d’abonnemens et se solda par 15 000 francs de pertes ; à la deuxième, au théâtre Montparnasse, quoique les abonnemens se fussent élevés à