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plus aisée à mettre en scène. Le dilettante est indulgent, sinon indiffèrent, au libretto ; si les oreilles sont satisfaites, l’esprit débonnaire de l’auditeur prend son parti de toute espèce de fabulation. Dans les comédies, dans les drames, au contraire, la présentation, l’enchaînement des faits est très délicat. Il est des scènes dangereuses, cassantes comme du verre filé, où tout dépend de l’agencement des personnages. Le public ne se doute pas de la peine qu’il faut pour mettre au point une action qui lui paraît si naturelle. Pas une intonation, un geste, qui ne fasse partie d’un ensemble raisonné, qui n’ait été l’objet de longues discussions. La scène capitale de Dora semblait inacceptable aux répétitions, tant qu’on la joua debout, en allant de droite à gauche ; elle ne marcha que lorsqu’on la fit commencer à gauche, pour finir sur le canapé de droite, près de la chambre à coucher de l’héroïne.

Et cependant M. Sardou est, de tous les auteurs, celui qui « voit » le mieux ses pièces par avance, en les composant. Lorsqu’il s’asseoit à la place du régisseur, il a dans sa tête la position exacte de chaque accessoire ; il sait quand les acteurs s’assiéront et se lèveront ; sa comédie est toute montée dans sa tête, il a pesé les moindres détails et, quelque grands que soient les artistes, il ne se gêne pas pour leur en imposer l’observance : « Non, non, non, madame, ce n’est pas là qu’il faut mettre le pied, c’est ici ! »

Le comédien a du reste sa part de collaboration spontanée. Un instinct le guide, lorsqu’il s’interrompt tout à coup pour réclamer : « Je ne peux pas dire ça, c’est impossible ; » ou bien : « Il me semble qu’il manque quelque chose. » On corrige ainsi aux répétitions ; on ajoute ou l’on retranche, parce que l’action se précise, s’affirme, s’incarne. Ces événemens, ces dialogues imaginaires, ne le sont plus autant que dans le cabinet de l’écrivain. À être prononcés à haute voix, par des êtres animés, ils prennent un peu du relief de la vie. Parfois l’auteur lui-même, par une soudaine illumination, s’aperçoit au dernier moment que sa pièce est trop longue : « Coupons. » On taille ; des scènes entières sautent dans la nuit ; mais, le lendemain, on remarque que l’édifice entier est ébranlé par la secousse.

Et, malgré tant d’efforts, tout le monde, les plus vieux acteurs, les directeurs les plus avisés, se trompe fréquemment sur l’effet probable. Ces « effets, » qui varient de la répétition générale à la première et de la première aux représentations suivantes, sont