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Mademoiselle les attendait au Luxembourg. — « Monsieur, dit-elle, entra dans, sa chambre pour changer de chemise, ayant eu grand chaud. » Le reste de la compagnie causait paisiblement, quand apparut « un bourgeois essoufflé et qui ne pouvait quasi parler, tant la vitesse dont il était venu et la frayeur qu’il avait l’avaient saisi. Il nous dit. : « — Le feu est à l’Hôtel de ville, et l’on y tire ; l’on se tue… » Condé fut prévenir Monsieur, qui oublia, dans son trouble, le désordre où il était, « et vint en chemise devant toutes les dames. » Il disait : — « Mon cousin, allez à l’Hôtel de ville ; » mais Condé refusait, donnant ainsi raison au public, qui s’écria tout d’une voix, en apprenant l’action « la plus sauvage qui eût été faite depuis la monarchie[1], » que M. le Prince avait fait le coup et payé les assassins. Outré que des bourgeois osassent lui tenir tête, le héros splendide du faubourg Saint-Antoine était tombé, dans une heure néfaste et ineffaçable, au niveau des septembriseurs, et Monsieur avait été son complice, en sachant tout et n’empêchant rien.

Ils envoyèrent Beaufort, qui fit de son mieux pour disperser la foule. Mademoiselle demanda à le suivre et ne sut pas arriver jusqu’à la Grève. Elle lanterna, quoique ce ne fût guère le moment, et écouta ceux qui trouvaient le danger trop sérieux. Son père, effrayé du train que prenaient les choses, la renvoya à nouveau. Il était minuit passé, et il n’y avait plus personne dans les rues ; elle approcha, cette fois, sans difficulté. L’Hôtel de ville, devenu désert, n’avait plus de portes ni de fenêtres et flambait encore par places. L’intérieur était pillé et saccagé : « — Nous passâmes par-dessus des poutres qui étaient encore » toutes fumantes : je ne vis jamais un lieu si solitaire : nous tournâmes tout autour sans trouver qui que ce soit. » A la fin, le prévôt des marchands sortit d’une cachette, avec quelques autres. Mademoiselle les fit mettre en sûreté et s’en alla se coucher. Le jour grandissait déjà et le peuple s’attroupait sur la place, se nommant les victimes : plusieurs parlementaires, des prêtres et trente ou quarante bourgeois parmi les morts, des blessés en nombre considérable. « — Dieu vous bénisse ! » disaient les gens en reconnaissant Mademoiselle, qui s’éloignait tristement ; ce sang répandu ne lui disait rien qui vaille : « — L’on a parlé diversement de cette affaire, écrit-elle ; mais toujours l’on

  1. Omer Talon, Mémoires.