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disgraciés, ses Bastilles, ses Pignerol, ses dragonnades, ses guerres de conquête, ses guerres de magnificence, ses prétentions d’asservir l’Europe, en un mot son despotisme hautain, superbe, sanguinaire et hasardeux, comme le Roi-Soleil.

Remarquez bien que cette prétention aussi à l’omnipossession comme à l’omnipotence a été commune à la vieille monarchie et à la démocratie naissante. Ce « droit éminent de propriété » que revendiquait par ses juristes la dynastie capétienne, la démocratie la proclamé aussitôt comme étant le sien, et c’est sous cette forme que le socialisme a paru d’abord dans la Révolution française. Le Roi prétendait qu’il était propriétaire de toutes les terres de France ; le peuple, qui est maintenant le roi, prétend exactement la même chose et considère les propriétaires comme ses fonctionnaires préposés à la propriété et perpétuellement révocables, comme ses dépositaires perpétuellement exposés à se voir réclamer leur dépôt et inhabiles à le refuser. Le roi pouvait tout, le peuple peut tout ; le roi possédait tout, le peuple possède tout ; il n’y avait pas de droit en dehors du droit du roi, il n’y a pas de droit en dehors du droit du peuple : voilà ce que contenait le dogme de la souveraineté du peuple, en soi ; voilà ce qu’il contenait surtout quand l’exemple de la monarchie absolue était là tout proche, tentateur, non seulement tentateur, mais imposant, obsédant et remplissant les esprits, et qu’on n’avait qu’à transposer pour savoir exactement ce qu’on avait à faire. Qui était souverain ? Le roi. Qui est souverain ? Nous. Que faisait-il, en usurpateur ? Nous le faisons, légitimement. Que prétendait-il, contre le droit ? Nous le prétendons, selon le droit. Jusqu’où il allait, nous pouvons aller. Plus loin ; car son droit avait pour limites celles de sa force ; le nôtre est inépuisable. Devant cela, les pauvres Droits de l’homme font triste figure.

Notez encore une raison pourquoi cette souveraineté a moins de limites que celle de l’ancienne monarchie. L’ancienne monarchie est absolue ; mais encore elle est un peu gênée par des lois, qu’elle peut changer, il est vrai, et c’est pour cela qu’elle est absolue ; mais enfin par des lois qui ont la force, le prestige de l’ancienneté. Cela impose. Elle est un peu obligée de tenir compte des précédens. En un mot, elle a une constitution. Elle a une constitution tellement faussée, négligée, rouillée, encrassée, qu’elle fonctionne à peine et que c’est à peu près comme si elle n’en avait pas ; mais encore elle en a une. Quand Louis XIV