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d’exercer la mienne. Seulement on me dira toujours : « De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes libre, puisque vous appartenez à un peuple libre. »

Voilà, le sophisme, ou le paralogisme, comme on voudra, qui permet à un peuple libre d’être beaucoup plus oppresseur qu’un despote, et à la souveraineté nationale d’être beaucoup plus tyrannique que la souveraineté royale. On peut se révolter contre un tyran. Il est trop évident qu’avec lui, il n’y a de liberté nulle part et qu’il est un pur et simple usurpateur ; on ne peut pas, on ne doit pas se révolter contre le peuple oppresseur. Si on le fait, le sophisme se dresse : « Vous êtes libre, puisque la loi qui vous opprime vient de vous. En vous révoltant, vous vous révoltez contre votre liberté. Votre libéralisme est liberticide. Vous n’avez pas le sens commun. Il doit vous suffire d’être libre en tant que faisant partie de ce peuple libre qui, du reste, vous opprime. » On sait que ce sophisme est en toutes lettres dans le Contrat social. Il est aussi dans Lamartine, qui, je pense, en le formulant en un beau vers, n’y croyait guère :

Le joug que l’on choisit est encor liberté.


Il permet à un peuple d’être aussi oppresseur que possible avec la plus grande tranquillité d’esprit et de conscience. Un despote en son lit de justice doit avoir quelques inquiétudes ou quelques remords : un peuple dort dans le sien sur les deux oreilles. L’avantage d’appartenir à un peuple libre est qu’on y est tyrannisé, en passant pour un ennemi de la liberté si l’on est libéral.

Une autre conséquence du dogme de la souveraineté du peuple, c’est qu’un peuple croit avoir fondé la liberté quand il n’a que déplacé la souveraineté, et hérite de toutes les habitudes du despotisme qu’il a renversé en croyant les extirper à jamais, et l’imite de tout son cœur en le détestant, et le continue en exécrant sa mémoire. C’est précisément ce qui est arrivé au cours de la Révolution. Le peuple, en la personne de ses représentais, s’est installé tout simplement dans le trône de Louis XIV, et la séance a continué. Nonobstant toutes les Déclarations des droits, l’arbitraire a été le même et le bon plaisir a été identique, et que : « Car tel est notre bon plaisir » ait été remplacé par : « Car telle est la volonté nationale, » on ne voit pas que la différence soit considérable. La Révolution a eu ses caprices, son mépris absolu de l’individu, ses favoris gorgés, ses favoris