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métier avait familiarisés avec la vue du sang. Les autres restent coupables, tout au moins, de faiblesse. Leur responsabilité est non supprimée, mais atténuée dans une mesure qui varie avec chacun des cas.

Très différentes de la foule, la corporation et la secte en diffèrent parce qu’elles sont organisées et parce que leur existence n’est pas accidentelle. Substituer à la faiblesse des individus la force de l’association en vue de la défense d’intérêts communs, c’est la raison d’être de la corporation ; et c’est encore de perpétuer à travers le temps l’action de celui qui en fut l’initiateur. De là vient qu’à l’inverse de ce qui se produit dans la foule, le niveau intellectuel de la corporation est fréquemment supérieur à celui des individus qui la composent. L’esprit de corps est, dans son essence, une force qui maintient et soutient les individus, les discipline et les moralise. Pour ce qui est de « l’esprit de secte, » personne n’a oublié la puissante monographie qu’en a donnée Taine, lorsqu’il traçait la psychologie du Jacobin dans des pages parues ici même et qui restent un des plus parfaits modèles des études de psychologie collective.

Mais il est de la foule une forme presque nouvelle, moderne en tout cas, infiniment complexe et dont l’importance va sans cesse grandissant : c’est le « public » créé aujourd’hui par diverses causes, mais surtout par notre organisation de la presse. Tandis que les individus qui composent la foule sont massés dans un même endroit, ceux qui constituent le public sont disséminés çà et là, peuvent être séparés par des millions de bleues et ne pas se connaître. Or, entre ces êtres qui ne se touchent ni ne se voient, il s’établit des communications à distance et des influences réciproques analogues à celles que produit dans une foule le contact matériel. Physiquement séparés, ils sont unis mentalement. Ils savent qu’au même moment un même événement s’impose à leur curiosité et les passionne. Ils savent que leur opinion est partagée au même moment par un grand nombre d’hommes : cela suffit. Chacun d’eux est influencé par tous les autres pris en masse : il prête plus de valeur à cette opinion qui a pour elle l’autorité du nombre, il s’y attache avec plus de passion, il fait d’instinct un effort pour se mettre à l’unisson de tous. Par là s’explique l’attrait de ce qu’on appelle l’actualité : elle nous plaît, non pas seulement parce qu’elle est rapprochée de nous dans le temps, mais à cause de l’espèce de magnétisme que lui prêtent tous les esprits fixés au même instant sur elle. Entre un article de journal que nous lisons dans son actualité et celui qui est déjà vieux d’un jour, il y a la même différence qu’entre une pièce de théâtre que