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solidarité même nous empêche d’agir comme si nous étions déjà transportés dans l’ère bienheureuse où l’égoïsme et l’altruisme seront identifiés et où le loup paîtra avec la brebis. Pourquoi donc devons-nous aujourd’hui, et, malgré la pression des solidarités présentes, nous faire volontairement solidaires de l’avenir impalpable et lointain ? Pourquoi devons-nous vouloir et réaliser dès maintenant dans nos propres actes, aux dépens de notre moi propre, cette idéale fusion des moi humains dans une sorte de communisme à la fois matériel et moral ?

M. Belfort Bax propose à notre admiration le fédéré de 1871 qui, au moment de mourir, sans aucun espoir d’immortalité dans un autre monde, répondit à ceux qui lui demandaient : « Pour quelle cause combattiez-vous ? — Pour la solidarité humaine. » Mais comment alors, sans se contredire, le même auteur peut-il ajouter : « Toute morale dont l’abnégation est le but, ou même seulement l’élément essentiel, est étroite et fausse ? » D’où il conclut que « le fond de l’éthique réside dans l’identification réelle de l’individu avec l’humanité, » résultant de l’identité des conditions matérielles du bien-être individuel avec celles du bien-être social. En attendant cette identification, qui n’est qu’un but problématique perdu dans l’avenir, comment la moralité présente, qui est le dévouement de chacun à ce but, ne serait-elle pas une « abnégation ? » Comment l’ouvrier qui meurt pour sa classe ou pour l’humanité ferait-il autre chose qu’un acte d’abnégation ? Et alors l’éternelle question se pose : au nom de quoi le socialisme demandera-t-il ce sacrifice ?

« L’individu ne se suffisant pas à lui-même, répond M. Belfort Bax, ses besoins dépassant le cercle de ses possibilités personnelles, il doit chercher à se compléter au dehors. » — Sans doute, mais tout dépend de quels besoins il s’agit. Voulez-vous parler simplement des besoins de la « vie ? » L’ouvrier ou le patron qui cherche à « se compléter » en empruntant l’aide d’autrui n’est toujours mu que par l’intérêt personnel. S’agit-il des besoins supérieurs, d’ordre intellectuel et sentimental ? Il faut alors le dire, il faut reconnaître ouvertement que l’égoïsme ne se suffit pas et se trahit lui-même, qu’il y a dans l’individu humain une « personnalité » intellectuelle et morale dépassant l’individualité et même la société. Ce ne sont pas seulement des individus, en effet, ce sont des personnes dont la société ; humaine doit prendre pour lin le développement. Or, si ce qui constitue