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réalise pas le déterminisme brut auquel se ramène la solidarité naturelle.


IV

Si nous pénétrons plus profondément au cœur de l’éthique socialiste, nous remarquerons qu’elle s’en tient, en définitive, au point de vue social. Ce point de vue est-il donc suffisant en morale. Telle est la question ultime qui se pose. — Il ne serait suffisant, répondrons-nous, que si la société avait, comme telle, une valeur suprême. Or, cette valeur prétendue suprême ne peut être que de deux choses l’une : ou une valeur de jouissance, ou une valeur de perfection. Mais la jouissance est toujours individuelle, puisqu’elle n’existe que dans des consciences individuelles ; c’est un phénomène de sensibilité dont les causes, les objets, etc., peuvent bien être collectifs, sociaux, universels, mais qui, comme « ton » agréable ou pénible de la vie, selon l’expression allemande, n’existe que dans les individus. Aucun socialiste ne soutiendra que la nation française, comme nation, ait une jouissance propre. L’hédonisme social ne peut donc se justifier au nom de la jouissance pure, ni pour des raisons de pure sensibilité. On peut bien accorder aux socialistes que, dans la société, le souci des jouissances d’autrui est généralement utile à l’individu même pour lui procurer des jouissances en retour ; mais, en cas de conflit, aucune raison tirée de la jouissance comme telle ne sera valable pour désintéresser l’individu, parce que l’unique objet de son sacrifice serait une somme de jouissances chez les autres individus et que ces jouissances ne sont pas supérieures en valeur à la sienne propre, du point de vue exclusif de la sensibilité. C’est au contraire, pour l’individu sentant, son plaisir senti qui est, si l’on peut parler ainsi, supérieur ; le plaisir collectif idéal des socialistes a lui-même besoin d’être senti par l’individu pour devenir son plaisir ; encore ne peut-il jamais être senti comme collectif : il est simplement imaginé ou pensé comme tel, et c’est le contre-coup sympathique dans la sensibilité individuelle qui constitue ; le plaisir. Les collectivistes auront beau faire, le phénomène mental de la jouissance ou de la souffrance ne pourra jamais exister sous forme concrète que dans des individus. Le point de vue social, eu morale, ne saurait donc être purement hédoniste sans se, détruire lui-même et sans se résoudre en