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lesquels il agit et dont il subit l’action ; d’autre part, les relations extrinsèques des êtres sont inintelligibles sans leur relation à la nature intrinsèque de chacun. Il y a là une synthèse des contraires, qu’une philosophie exacte doit mettre en lumière. Mais cette réciprocité ou solidarité causale, qui existe dans la société humaine comme ailleurs, n’a encore rien de moral ; elle est simplement le déterminisme complet, qui, en tant que s’exerçant dans le temps et dans l’espace, est lui-même, aux yeux du philosophe, un complet mécanisme. Nous n’avons donc ici qu’une solidarité purement mécanique.

Il existe sans doute une solidarité supérieure, qui est celle des êtres vivans ; on la nomme solidarité « organique. » Le cœur, l’estomac, les poumons sont solidaires. Le lien qui relie ces organes est beaucoup plus interne que celui des rouages d’une machine, puisque le bien de chaque partie est attaché au bien du tout, et réciproquement. La solidarité des individus appartenant à une même société est, elle aussi, de nature organique. Mais elle n’est encore, à ce titre, que la solidarité naturelle, non la solidarité volontaire des moralistes. Or, la solidarité naturelle, même organique, n’est qu’un fait, une loi de la nature et de la société, qui nous lie dans le mal comme dans le bien ; quoi que nous fassions, elle subsiste toujours, et, en conséquence, n’a pas par soi-même un caractère moral. L’araignée et la mouche dont elle se nourrit sont, elles aussi, solidaires par loi de nature, quand elles sont sur la même toile. Cette merveilleuse harmonie, qui pouvait enchanter Spinoza, est loin de satisfaire le moraliste. Nous sommes liés par de tels liens de solidarité avec les animaux dont nous nous nourrissons, que de leur mort dépend notre vie. Dans la société humaine, nous sommes dépendans l’un de l’autre, mais en quoi cette dépendance, par elle-même, est-elle un bien ? Qui dépend plus que l’esclave ? Nos semblables peuvent, précisément parce qu’ils sont nos semblables et ont des besoins semblables, être nos adversaires. Le voleur même et celui dont il s’approprie le bien sont solidaires, membres d’une même société, dont le déterminisme a enrichi l’un, laissé l’autre pauvre ; et c’est pour cela même que le pauvre vole le riche.

Au reste, la solidarité des intérêts n’est pas l’identité des intérêts ; le capitaliste et le travailleur manuel ont à coup sûr des intérêts solidaires ; si, par exemple, le premier a plus