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mot de charité a fini par signifier au moue, don d’argent sans don du tueur. « La charité, s’il vous plaît ! » En entendant ces mots, demande avec raison M. Gide, qui de nous traduit : « Aimez-moi comme vous-même, s’il vous plaît[1] ! » On se contente de jeter une petite pièce d’argent, et, au lieu d’amour, on n’a pour le mendiant que dédain ou indifférence. Enfin, l’idée de charité a été trop associée à celle de grâce surérogatoire, sans obligation stricte, si bien que l’être qui est l’objet de la charité ; n’aurait rien à revendiquer au nom d’aucune justice. Le résultat de toutes ces déformations de l’idée chrétienne est que le peuple, qui faisait jadis appel à la bienfaisance, s’écrie aujourd’hui : « Nous ne voulons pas de votre charité : ce que nous voulons, c’est la justice. » On a dû changer les mots pour mieux exprimer le changement même des idées et des sentimens. Mais le terme de fraternité, mis à la mode par la Révolution, semble encore trop sentimental aux socialistes ; ils préfèrent celui de solidarité.

Il est certain que l’idée de solidarité, a un caractère plus scientifique. Elle exprime une vérité qui sort de toutes les sciences aujourd’hui à Pieuvre et, notamment, de la science sociale : c’est que les hommes, en poursuivant leurs lins propres, ne peuvent pas ne pas tenir compte les uns des autres et doivent en tenir compte. Ils le doivent d’abord au sens d’une nécessité’ qui s’impose de t’ait ; ils le doivent ensuite, par une conséquence inévitable, au nom d’une nécessité rationnelle et morale. Mais il importe au philosophe de dissiper ici les confusions, car le mot de solidarité ; reste souvent aussi général et aussi vague que ceux de fraternité et de charité. Il ne semble pas que le livre même de M. Bourgeois ait suffisamment éclairci le terme, ni entièrement élucidé la question.

Demandez au philosophe une analyse rigoureuse de la catégorie de solidarité ; il vous répondra qu’elle n’est autre que celle de réciprocité. Celle-ci, à son tour, peut être entendue d’abord comme simple réciprocité de causes et d’effets. Les mouvemens de la terre et ceux des autres planètes sont solidaires, parce qu’ils sont cause et effet les uns des autres. D’une manière générale, pour le philosophe, la nature intrinsèque de chaque être est inintelligible sans ses relations avec tous les autres êtres, sur

  1. Morale sociale, 1re année. Paris, Alcan, 1899.