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du bonheur social, qui est au fond un idéal « collectiviste, » est, à lui seul, le sens de la justice.

Dans cette thèse fondamentale de la morale socialiste, les affirmations sont vraies, les négations sont contestables. On a raison d’affirmer que nos croyances morales ont, dans les sociétés humaines, leurs conditions de développement. Montrer ainsi leur évolution historique, ce n’est pas, comme on le croit trop souvent, les invalider, à moins qu’on n’ait établi préalablement que les conditions sociales sont de nature à produire des croyances sans validité. Tel n’est point le cas. Qui a développé les notions morales ? L’expérience de la société humaine. Comment donc cette même expérience ! contredirait-elle ses propres résultats, sinon sur certains points modifiés par le temps et les circonstances ? Qui a fortifié au cœur de l’homme les sentimens moraux ? L’épreuve de la vie commune. Cette même épreuve les vérifie sans cesse, consolidant l’ensemble, ébranlant certains détails, mais faisant monter de plus en plus haut l’édifice.

Voilà le côté vrai de la morale évolutionniste, avec laquelle la morale socialiste vient se confondre. En revanche, ni les évolutionnistes, ni les socialistes n’ont prouvé : 1° que la conscience morale en son origine soit tout entière l’effet de la société sur l’individu, sans action propre de l’individu même ; 2° que la moralité, en son essence, s’épuise tout entière dans les relations sociales et qu’il ne s’y mêle aucune idée, soit de la valeur de l’individu pensant en lui-même, soit de la valeur du monde entier, soit du but que peuvent poursuivre l’humanité et l’univers.

Examinons d’abord la question d’origine. Un moraliste de l’école socialiste[1] est allé jusqu’à expliquer la conscience morale par une « différenciation du système nerveux » spécialement adaptée à recevoir les « excitations » sociales, comme le sens de la vue naît, selon Spencer, d’une différenciation nerveuse spécialement adaptée à recevoir les vibrations lumineuses. C’est là, selon nous, sous couleur scientifique, une explication toute métaphorique et mythique. Il est beaucoup plus naturel d’expliquer la sociabilité par des lois générales et simples dérivées de la nature sensible et intelligente de l’homme. L’individu, dit-on, éprouve une peine morale lorsqu’il agit contrairement à l’opinion collective de la tribu, de la nation, de la société. Sans doute,

  1. Dr Pioger, la Vie sociale, la morale et le progrès. Paris, Alcan, 1894.