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beaucoup plus franchement, puisqu’on la conçoit sous une forme morale, comme établie par les libertés mêmes, non plus sous la forme d’une solidarité économique et matérielle imposée du dehors par l’autorité collective. Est-ce donc enfin l’idée de l’égalité qui appartient en propre à la morale socialiste ? Mais cette idée est vague, et il faut s’entendre. S’agit-il de l’égalité des droits ? Il est clair qu’il n’est pas besoin d’être socialiste pour la réclamer. Et, si l’on dit que les droits abstraits ne sont rien, qu’il faut égaliser les facultés concrètes, les moyens réels de faire valoir ses droits, nous serons tous d’accord. Seulement, cette égalisation n’entraîne pas le collectivisme ; de plus, elle ne peut être que progressive et non l’œuvre d’un bouleversement social.

Le seul principe qui puisse d’abord paraître plus particulier au socialisme, c’est la solidarité, sur laquelle il fait reposer la morale en même temps que l’économie sociale ; mais est-ce là vraiment une notion inventée par l’école socialiste ? Nullement. Ce sont même les économistes qui ont mis ce principe en lumière par leurs études, devenues classiques, sur la division du travail et la coopération. Les biologistes se sont ensuite, avec Milne Edwards, inspirés des économistes pour retrouver dans l’organisme la loi de la division du travail et la solidarité des fonctions. Les socialistes n’ont fait que systématiser les résultats obtenus par l’école économiste et par l’école biologiste. Ce n’est donc pas sans étonnement que nous voyons M. Sydney Bail, d’accord ici avec M. Jaurès, revendiquer, comme propres au socialisme, « la reconnaissance de la fraternité et de la solidarité, l’universelle obligation du travail personnel, et la subordination des fins individuelles au bien commun[1]. » Ce sont là des principes moraux qui n’ont rien de collectiviste : ils sont admis par les plus individualistes eux-mêmes. Un kantien, par exemple, rejettera-t-il la fraternité et la solidarité, ou prétendra-t-il qu’elles doivent rester nominales au lieu de passer dans le monde réel ? Rejettera-t-il l’universelle obligation du travail personnel ? Refusera-t-il de chercher si la loi positive, au besoin, ne peut rendre le travail légalement obligatoire, quels seraient les inconvéniens et quels seraient les avantages d’une pareille intervention ? L’individualisme moral de Kant est l’affirmation de l’individu comme ayant une dignité en soi et pour soi ; comment donc

  1. Socialism in England, p. 10.