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puissance, mais elle conservait tout son prestige. Un empereur qui ne savait pas parler paraissait à peine digne de régner. César, Auguste, Tibère, étaient des orateurs distingués ; Caligula ne manquait pas de facilité, à ses momens lucides ; Claude avait du bon sens et quelque faconde, quand il ne voulait pas être trop savant. On fut scandalisé, presque indigné, lorsqu’on sut que Néron répétait les discours que lui fabriquait Sénèque. On parlait au Sénat, et l’éloquence y était toujours l’art qui menait à tout ; on parlait dans les camps, et nous voyons qu’un général n’entame jamais une affaire sans avoir fait un discours à ses soldats. Pour dépeindre le désarroi d’une armée surprise par l’ennemi, Tacite nous dit « que celui qui la commandait ne put ni la haranguer, ni la ranger en bataille. » Les deux opérations sont mises sur la même ligne et lui semblent aussi nécessaires lune que l’autre. Il n’était donc pas possible de présenter un tableau de la vie ordinaire, qui fût complet et vivant, si les discours n’y avaient quelque place, et du moment qu’on ne croyait pas pouvoir se servir des véritables, on était amené à en inventer de fictifs. On leur reproche aujourd’hui d’être contraires à la vérité : n’oublions pas que c’est le souci de la vérité qui les a fait introduire dans les livres d’histoire.

Les discours de Tacite ne s’éloignent guère de ceux de Salluste et de Tite-Live, et l’on pourrait redire, à propos de leurs qualités et de leurs défauts, ce qu’on a dit des autres. Il y a pourtant chez lui une particularité qu’on remarque : il aime à instituer des débats contradictoires, à mettre aux prises deux opinions contraires, représentées par deux personnes différentes, qui les développent tour à tour. L’empereur Claude propose d’attribuer aux Gaulois les privilèges du droit de cité latine, et un sénateur lui répond ; quand Néron institue les ludi quinquennales, deux orateurs discutent sur les avantages ou les dangers des jeux publics ; deux orateurs aussi prennent successivement la parole quand on se demande au Sénat s’il est hou que les gouverneurs des provinces emmènent leurs femmes avec eux ou s’il vaut mieux qu’ils les laissent à Rome. Ce qui est très curieux, c’est que, dans ces débats, Tacite fait si bien parler les uns et les autres et met tant de soin à leur trouver à tous des argumens persuasifs, qu’on ne distingue pas, à la fin, ce qu’il pense lui-même et dans quel parti on doit le ranger. Est-ce encore une conséquence de cette timidité que nous avons déjà signalée, et faut-il