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compte, je donnais ma démission. Le visage de Jules Simon eut un sourire que je ne lui connaissais pas ; mais Chevandier s’interposa : il était midi, nous étions en séance depuis neuf heures, il proposa l’ajournement jusqu’à deux heures. Dans l’intervalle, il vit les opposans et leur fit savoir que Roher acceptait mon rapport ; Morny intervint aussi, et, à deux heures, je trouvai autant de facilités que j’avais trouvé d’obstacles le matin. A six heures, le rapport était adopté. Comme satisfaction à Baroche, j’y voulus introduire une phrase de remerciement pour l’initiative de l’Empereur ; elle fut repoussée de toutes parts : « C’est bien assez de voter une pareille loi ! il est inutile d’en remercier. »

La veille de l’ouverture des débats, j’eus à la Chambre deux conversations de caractère bien différent avec Picard et Jules Favre. Picard, boudeur, visiblement en proie à une violente lutte intérieure, répondant à peine à mon bonjour : « Qu’avez-vous, dis-je, que vous me faites si triste figure ? — Rien. — Si vous n’aviez rien, vous ne seriez pas ainsi. — Vous mettez vos amis dans de singulières situations. — Ah ! je vois votre pensée ! vous voulez voter contre moi et redoutez mes reproches ? Rassurez-vous, je ne vous en adresserai pas ; seulement, ne me troublez pas en étant de la sorte, car toute ma lucidité d’esprit m’est nécessaire. » Il répondit par quelques exclamations confuses. Jules Favre, au contraire, fut charmant : « Je ne sais si je parlerai, me dit-il, j’hésite. — Oh ! que je serais heureux que vous ne le fissiez pas ! — Mais il y a dans votre loi cette peine de la surveillance de la police que je ne puis accepter. — Elle ne me plaît pas plus qu’à vous ; je n’ai pu la faire écarter, et en vérité ce n’est qu’un détail secondaire ; restreignez-y votre attaque ; je ne vous répondrai point. » Il ne dit pas non. Quand je lui parlais, le vieux compagnon de lutte se retrouvait. Mais Garnier-Pagès avait sur lui, à cause des souvenirs de 1848, plus de prise que moi, et il ne le laissait pas respirer. Il lui amenait des ouvriers qui lui dépeignaient l’émoi des faubourgs : on complaît sur son éloquence vengeresse ; pouvait-on laisser croire au peuple que l’Empire lui accordât ce que la République lui avait refusé ? était-il de sa dignité de m’abandonner la conduite de l’opposition ? Bref, on l’entraîna.