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vie entière de la plante créatrice ? Je ne sais ; mais quels que soient les motifs qui aient retardé si longtemps le Néron annoncé, ils ne peuvent tenir qu’aux qualités hautes et rares de l’esprit, du talent et du caractère de M. Arrigo Boïto ; et leur nature, en tout cas exceptionnelle, explique l’impatience avec laquelle ses compatriotes attendaient l’œuvre promise, comme aussi le grand accueil qu’ils viennent de lui faire. Encore ne l’avons-nous pas complète : on ne nous en livre — en un très beau volume qui fait honneur à la maison Trêves — que le texte, et l’auteur prend soin de nous en avertir, un texte « qui n’est pas en tout point conforme à celui destiné à la représentation scénique. » Néron sera une tragédie lyrique. Pour le moment, comme la partition manque encore, il n’est qu’une tragédie. Comme tel, cependant, il s’impose déjà : on affirme que les exemplaires s’enlèvent avec une rapidité probablement unique dans les annales de la librairie dramatico-musicale. La simple lecture suffit à convaincre qu’on se trouve devant une œuvre de conception très personnelle et d’exécution très savante — dont la perfection et surtout les « dessous » font un peu penser au travail formidable de la Tentation de saint Antoine. Mais il est bien certain qu’elle est calculée pour un spectacle fastueux, que la musique, les décors, la mise en scène en doivent compléter le sens, et que, noir sur blanc, elle ne peut produire tout son effet, comme une tragédie de Racine ou d’Alfieri. Aussi ne chercherons-nous qu’à en dégager le sens littéraire et, si l’on peut dire, la « nouveauté » poétique.


J’emploie exprès ce mot de « nouveauté », qui étonnera, puisqu’il s’agit de Néron, c’est-à-dire d’un personnage repris tant de fois, par tant d’historiens, d’archéologues, de romanciers, de dramaturges et de poètes. Mais, justement, le grand mérite de M. Boïto, c’est d’avoir trouvé, pour fil conducteur de sa pièce, un « motif » presque inédit, que l’histoire indique, que la littérature a plutôt dédaigné. Jusqu’à présent, en effet, le Néron qu’on nous a presque toujours montré, le Néron traditionnel et cliché, n’est guère qu’un esthète ravagé par la folie de l’art, poussé à la cruauté par une déviation monstrueuse (mais dont il existe des exemples) du sens du beau. Ainsi l’a compris Renan qui, lorsqu’il cherche le point central de cette nature en apparence si complexe, aboutit à cette définition sommaire : « Néron est avant tout une perversion littéraire[1]. » — Ainsi le comprit également un poète

  1. L’Antéchrist, p. 314.