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Critique du Jugement, une Logique de sa composition, d’ailleurs précédée d’une belle dédicace où il appelle Kant son « père » et lui prodigue les marques de sa respectueuse affection. Et Kant, sans même jeter les yeux sur cette malencontreuse Logique, raie aussitôt Kiesewetter du nombre des vivans : il n’admet point qu’un philosophe puisse être son ami, qui publie, chez son éditeur, des ouvrages pouvant faire concurrence aux siens. Le silence se fait donc, pendant deux ans, entre Kiesewetter et lui. Et, quand le disciple, vers la fin de l’année 1793, se rappelle humblement au souvenir de son maître, s’offrant à lui rendre de nouveaux services, et de nouveau lui annonçant l’envoi d’un sac de raves, c’est du ton le plus froid que le maître lui répond, avec un « Honoré Monsieur » bien éloigné des « Très cher ami, » des « Mon cher enfant » de naguère.

Il avait l’orgueil légitime des grands inventeurs. N’était-il pas un second Copernic ? Et, en plaçant l’esprit de l’homme au centre des choses, n’avait-il pas fait une révolution plus importante encore que celle qui, trois siècles auparavant, avait renversé le cours des planètes ? Il en était, du moins, profondément convaincu. Mais à cet orgueil légitime se joignait chez lui, on doit l’avouer, un peu de l’égoïsme du vieux célibataire. Sa personne lui tenait au cœur autant que son système. Peu de philosophes ont poussé aussi loin la prudence, la peur de se compromettre, le désir de vivre en paix avec l’autorité temporelle. « Quand la destinée des grands de ce monde est à la merci d’un mauvais hasard, écrivait-il à l’éditeur Spener, un pygmée qui aime sa peau ne saurait prendre trop de soin pour ne pas se mêler à leurs disputes, fût-ce de la façon la plus respectueuse et la plus anodine. » Et, quand, en 1794, le roi Frédéric-Guillaume II l’accusait de « déprécier » et de « rabaisser » par ses livres la religion chrétienne, il se défendait de l’accusation avec la sincère éloquence qu’on a vue ; mais il ajoutait ensuite que, « en sujet fidèle de Sa Majesté, et pour éviter à l’avenir la possibilité même d’un soupçon, » il s’engageait à « ne plus jamais traiter en public, que ce fût dans ses leçons ou dans ses écrits, les sujets relatifs à la religion, que ce fût la naturelle ou la révélée. » Ce qui lui valait, quelques jours après, le seul reproche que lui eût jamais fait le plus vieux de ses amis, Jean Erich Biester, le célèbre directeur de la Revue philosophique de Berlin. « Vous avez préparé là pour les ennemis des lumières un grand triomphe, lui écrivait Biester, et pour la bonne cause un dommage sensible. » Et il terminait sa lettre par ce compliment, où sa déférante affection se tempérait d’une douce ironie : « Adieu, excellent ami, restez pour nous longtemps encore