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à son avis, une déséquilibrée, et qui, pour comble d’horreur, « s’est affiliée à la coterie de l’amour romantique. » — « Elle est plus à plaindre qu’une folle, ajoute Erhard, depuis qu’elle s’est mis en tête la malheureuse chimère d’un amour idéal. Peut-être, cependant, si mon ami Herbert avait plus de délicatesse, pourrait-on encore parvenir à la sauver ? » Mais Kant, avec ses soixante-dix ans, n’était pas homme à entreprendre le salut d’une jeune fille, « affiliée à la coterie de l’amour romantique. » En vain la jeune fille, un an plus tard, lui écrivit-elle de nouveau. En vain, — détail touchant, — fit-elle revoir et corriger sa lettre, dont l’orthographe, la ponctuation, et le style même n’ont plus rien de commun avec l’informe gribouillage des deux lettres précédentes. Elle le remerciait du plaisir que lui avait fait la lecture de son dernier livre, La Religion dans les limites de la Raison ; elle lui déclarait que toutes ses souffrances morales s’étaient trouvées guéries par l’étude et la méditation des « antinomies ; » et elle lui exprimait encore son désir d’aller le voir à Kœnigsberg, mais en ajoutant, cette fois, qu’elle ferait ce voyage avec son « ami, » ce qui nous porte à supposer que les « antinomies » n’avaient pas été le seul instrument de sa guérison. Une amitié plus jeune et plus « particulière, » sans doute, l’avait déjà un peu consolée du silence du vieux philosophe : et fort heureusement pour elle, car celui-ci, dès qu’Erhard l’avait renseigné sur son compte, avait envoyé ses deux lettres à la fille d’un de ses amis, en les accompagnant du billet que voici :


C’est moi, très honorée Mademoiselle, qui ai daté les documens ci-joints : car la petite exaltée n’a pas même songé à inscrire une date au bas de ses lettres ! La troisième lettre que vous allez lire n’est pas d’elle, mais d’un de mes amis, et je ne vous l’envoie que parce que mon ami y a introduit quelques renseignemens sur le singulier état d’esprit de cette personne. Plusieurs de ses expressions, surtout dans la première lettre, se rapportent à mes écrits, qu’elle venait de lire, et ne sauraient être bien comprises sans un commentaire.


Le bonheur de votre éducation me défend de songer à vous recommander cette lecture comme un exemple et un avertissement, pour vous mettre en garde contre de telles aberrations d’une fantaisie sublimée. Mais j’espère que cette lecture servira, du moins, à vous faire d’autant plus apprécier un bonheur si précieux ! Votre, etc. E. Kant. Ce 11 février 1793.


Ces lettres de la « petite exaltée » sont, vraiment, le seul rayon de lumière qui échauffe et égaie un peu les deux premiers volumes de la Correspondance de Kant, tels que vient de les publier M. Rodolphe Reicke. Des lettres du philosophe lui-même, la plupart n’ont guère