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San Francisco comme à Paris, à Tokio comme à Berlin, à Sydney comme à Bruxelles, la même année, presque la même semaine, quelques inflorescences sont admirées par le public élégant. Les fleurs (je parle des fleurs de luxe) n’ont plus de patrie ; le chauffage, les forceries les acclimatent ; on dirait de ces belles ambassadrices qui partout promènent leurs grâces et leur esprit, de ces toilettes de rêve qui sortent des ateliers de nos couturiers célèbres pour se répandre dans l’univers entier. De même la charmante mode des salons-serres, qui date de soixante ans à peine, n’a pas tardé à s’accréditer partout. La mode ! Révolution qui s’accomplit chaque jour[1], sobriquet de la fortune, sourire du destin, vérité d’opinion, charme du costume, de la beauté, de la puissance ! C’est Protée, c’est l’imprévu, c’est un phare à feux changeans, ce qui plaît aujourd’hui, ce qui déplaira demain, le caprice magicien qui fait et défait les réputations : aussi inconstant que Ninon de Lenclos, aussi séduisant que Cléopâtre, sphinx éternel qui sans cesse livre son secret et sans cesse le reprend, un dieu qui ne compte guère d’athées parmi les femmes, fleur de l’imagination, enfant du goût et parfois du faux goût. La mode donne la popularité, elle la retire, elle la confirme, elle a ses mystères, sa logique, sa philosophie. C’est parfois une foule qui fait la mode, c’est aussi une seule personne, général, homme d’État, couturier, duchesse ou actrice. Disraeli, jeune alors, avait rencontré au bal une délicieuse jeune fille portant en guise de diadème une fraîche couronne de primevères : comme il admirait cette simple parure, quelqu’un insinua que peut-être ces fleurs étaient artificielles. Et de parier, et de consulter la jeune fille, qui donna raison à Disraeli en lui offrant deux fleurs détachées de la couronne or pâle : depuis on vit toujours une primevère à la boutonnière de l’homme d’Etat, et c’est sur cette légende que se fonda la Ligue conservatrice de la Primevère. Tous les ans, à l’anniversaire de la mort de Disraeli, les adhérens de la Ligue, au nombre de 700 000, se parent d’un bouquet de primevères ; guirlandes et couronnes ornent les fenêtres du club, s’entassent autour de la statue érigée dans le square du Parlement, jonchent le tombeau à Hughendon, encadrent les portraits ; et, dans toute l’Angleterre, villes et villages manifestent le même culte enthousiaste.

  1. Voyez, dans mon volume : La société française au XVIIe siècle, 1901 (in-16, Perrin), le chapitre intitulé : Modes et Coutumes.