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Quant à moi, je l’avais éprouvé, et j’en avais vécu vingt années, et quand je me dis que tout cela était, que tout cela n’est plus, j’en suis oppressé, je suis obligé de me mouvoir pour écarter d’insupportables images. Je ne sais comment je ferai pour remplir le vide de ma vie, je renonce même à le remplir, et comme vous l’a dit notre ami G..., je suis désespéré, car jamais je ne retrouverai cette intelligence ouverte à tout, et ce cœur adorable qui respirait la bonté, la bonté la plus pénétrante, poussée pour ceux qu’elle aimait au plus absolu dévouement. Hélas ! je me le redis sans cesse avec un vrai désespoir : tout cela n’est plus et je ne le rencontrerai plus. Pardonnez-moi, ma chère princesse, ces épanchemens que je confie à votre vieille amitié, car à qui puis-je les confier plus qu’à vous qui pensez et sentez tout ce que j’éprouve ? Hélas ! je ne sais si je vous reverrai jamais, mais, en tout cas, ce serait pour moi un moment bien amer et bien doux de pouvoir m’épancher encore une fois, comme je faisais lorsque notre amie nous quittait pour aller à la campagne ; et c’était pour trois mois, et cette fois c’est pour l’éternité ! Je vous quitte, ma chère princesse, car je suffoque, je ne puis résister à cette idée. Croyez à mon inaltérable et respectueuse amitié. Pardonnez-moi ce griffonnage, car je vois à peine ce que j’écris. — Paris, 2 juin 1877.

« Très chère princesse, je ne vous ai pas répondu encore et ce n’est de ma part ni distraction ni négligence, mais impossibilité absolue. Les sottes et folles résolutions de notre gouvernement nous ont jetés dans une agitation extrême, et je suis malgré moi arraché à la seule préoccupation dont mon âme soit capable aujourd’hui, celle dont notre pauvre amie est et sera toujours l’objet éternel. Elle est toujours présente à ma pensée : je ne vois quelle, et lorsqu’on me laisse un moment tranquille, c’est à elle que je reviens, elle qui était ma véritable vie. Quelque douloureuse que soit cette préoccupation, je m’y plais, je m’y obstine.. J’aime mieux souffrir que de ne pas songer à notre pauvre chère amie. Et s’il faut un instant m’en séparer, j’éprouve quelque chose de semblable à ce que je ressentais lorsqu’il fallait la quitter. Je vis dans la contemplation continuelle de ses perfections, je m’approuve mille et mille fois de les avoir tant appréciées, tant aimées, et je tombe dans une sorte de désespoir lorsque je me dis qu’elles ne sont plus que tians notre mémoire : à moins qu’elles ne soient là où se trouvent toutes les