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Par une liaison invincible d’idées, au moment où j’essaie de l’expliquer, je le vois devant mes yeux, peu d’heures avant sa mort[1]. Quelque froideur s’était mise dans nos relations depuis qu’ayant impudemment désavoué la guerre à laquelle il poussa plus que personne, il avait en récompense obtenu d’être député à Paris, en remplacement de Grévy, devenu président de la République. Cependant, quand j’appris qu’il avait été frappé d’apoplexie, j’accourus, et demandai à le voir : on refusa. J’insistai : « Allez lui dire que je suis là. — Qu’on le fasse entrer ! » s’écria-t-il immédiatement. Je le trouvai dans un fauteuil, rasé de frais, habillé, la moitié du corps paralysée. Il me tendit sa main restée libre et, avec le sourire affectueux des vieux jours, me dit : « Je suis heureux de vous voir. » Nous parlâmes des luttes du moment, puis, s’arrêtant tout à coup, l’œil fixe, la voix forte : « Et tout cela pour rien, pour rien, pour rien ! » Je lui serrai une dernière fois la main ; quelques heures après il n’était plus.


VII

Thiers est le plus important des personnages amenés sur la scène par les élections de 1863. De même que dans tous les événemens de la politique européenne nous allons rencontrer Bismarck, nous trouverons Thiers dans toutes les discussions législatives de la France.

C’était un esprit alerte, souple, fin, sans élévation, mais très étendu, d’une vaste curiosité, aisé à se retourner et à prendre toutes les formes, pétri de grâce et de charme, qui passait avec une aisance simple, sans se lasser ni se contraindre, d’une étude à l’autre, communiquait à tous les sujets la vie intense qui était en lui, se les assimilait au point qu’il semblait être exclusivement occupé de celui dont il parlait et avoir inventé ce qu’il ne faisait que vulgariser « comprenant tout, sauf la grandeur qui vient de l’ordre moral[2]. »

Dans ses compositions historiques, les événemens se succèdent sans se heurter et se coordonnent sans se confondre. Chacun n’obtient que sa juste part ; de l’un on passe à l’autre par des transitions si heureusement ménagées, quoique l’art en soit invisible,

  1. Avril 1881.
  2. Chateaubriand.