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bien vécu et ils mouraient encore mieux, en ouvrant les portes du Parlement, tout vibrant encore de leurs virils accens, à des orateurs qui allaient les égaler ou les éclipser. Pendant leur existence, ils avaient trouvé un auxiliaire précieux en Morny dont le nom ne doit pas être séparé du leur dans l’histoire de la liberté. Durant la lutte électorale ils en avaient rencontré un non moins utile dans Emile de Girardin, qui fut pour eux le bouclier sur lequel vinrent s’émousser tous les traits de l’envie, et sans le concours journalier de qui ne se serait pas obtenue l’unanimité triomphale.

Le concours de Girardin fut d’autant plus efficace qu’on ne pouvait le soupçonner ni de menées dynastiques, ni d’animosité personnelle contre l’Empereur. Il avait été un des principaux artisans de la chute de Louis-Philippe, et il avait eu sa part dans le succès de l’élection du prince Louis : il protesta, il est vrai, contre le 2 décembre, ce qui lui valut un court exil, mais au retour il fit plus que se résigner, il reprit des relations avec l’Empereur et vécut dans l’intimité du prince Napoléon, se flattant de se faire par lui dans l’Empire la place que d’autres lui avaient refusée.

Petit, la tête aux contours nets, plutôt aigus, le nez fin, la bouche serrée, le front vaste, sur lequel il ramenait une mèche de cheveux, le regard intense, les manières sèches, la parole brève et saccadée, la voix sans inflexion, la physionomie audacieuse et facilement impertinente, il manquait totalement de l’esprit de conversation, et il lui arrivait de passer toute une soirée, son lorgnon sur l’œil, immobile, ne prononçant pas un mot ou ne rompant son silence que par une courte sortie dédaigneuse ou tranchante. Il professait, au moins autant que Mérimée, l’horreur des sentimentalités convenues, et il les repoussait par des aphorismes d’une crudité cynique ; il l’affectait souvent même dans les relations intimes. J’ai une lettre de lui où il dit : « Femme et fille (sans pronom possessif) sont parties. » Bien meilleur cependant au fond qu’il ne se montrait : sa froideur d’apparence cachait un cœur chaud, généreux, capable de bonté ; dans l’intimité, il était doux et attentif à plaire. Il a eu de longues amitiés fidèles et dévouées ; ses antipathies n’ont été que de polémique et de circonstance, n’allant jamais jusqu’à la haine. Il obligeait volontiers, accueillait les jeunes talens et facilitait leur essor. Il aimait à s’entourer de faste, mais lui-même,