Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/783

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le gouvernement eût été disposé à faire à l’illustre historien du Consulat et de l’Empire. — Que M. Thiers se présente au suffrage universel avec ou sans répugnance, qu’il consente ou non à expliquer son attitude, il n’y a plus d’équivoque possible. Il reste désormais un des représentans d’un régime que la France a condamné, et qu’à ce titre le devoir du gouvernement est de combattre. »

Girardin et moi n’eûmes qu’un mot : « Quelle chance ! ils font son élection ! » Je courus tout enchanté chez Thiers, supposant qu’il aurait jugé comme nous. Il écumait de fureur, se promenait à grands pas dans son cabinet : « Les coquins ! Ils me le payeront en janvier ; je sais par où les prendre ! je les écraserai si je suis élu ; nous serons vingt, il faut que nous nous placions les uns à côté des autres à la gauche, à l’extrême gauche ; j’espère que vous me soutiendrez. » Il m’avait parlé de la nécessité d’avoir un uniforme pour assister à la séance d’ouverture et même à la visite du jour de l’an. « Plus d’uniforme ! s’écria-t-il, je suis délié vis-à-vis d’eux ; je n’ai plus d’égards à conserver, plus d’uniforme ! »

L’Empereur, aussi bien [que Girardin et moi, comprit la sottise de son ministre. Le général Le Bœuf, de service auprès de lui le jour de la publication de la lettre au Moniteur, y fit allusion en se promenant. — « Quelle lettre ? » fit l’Empereur. Il n’avait pas lu le Journal Officiel. « La lettre de M. de Persigny, répondit Le Bœuf, contre la candidature de M. Thiers. — Faites-la demander. — Sire, je l’ai dans ma poche. » Et il se mit à la lire. Napoléon III entendait-il quelque chose qui lui déplaisait, son visage demeurait impassible, mais ses épaules avaient un mouvement nerveux que ses amis connaissaient bien. A mesure que la lecture s’avançait ce mouvement s’accentuait. Quand le général eut fini, il dit : « Cette lettre est parfaitement déplacée. » Puis il sonna, fit demander Persigny et celui-ci sortit de cette audience fort ému et en colère.

L’effet que nous avions prédit se produisit. Puisque le gouvernement ne voulait pas de Thiers, les ouvriers commencèrent à en vouloir. « Après tout, dit l’un d’eux, il n’est pas des nôtres, mais c’est un cheval de renfort qui nous aidera à monter la côte. » Les républicains de la Butte des Moulins organisés en comité lui envoyèrent en députation trois jeunes gens. Il les reçut flanqué d’Andral et Lambert Sainte-Croix. « Serez-vous, comme l’a dit Persigny, l’ennemi de l’Empereur et de l’Empire ?