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sans discussion, dictatorialement, mettant ainsi sous séquestre la liberté des candidats et des électeurs ; nous imitions la pression administrative, et nous donnions un argument au gouvernement pour la maintenir et la renforcer. » — Nous ne nous arrêtâmes pas à ces arguties, connaissant la raison réelle qui dictait au directeur du Temps sa résolution.

La réponse dilatoire de Thiers fut très mal accueillie par Girardin. « Nous n’entendons pas, fit-il, nous poser en supplians ; que M. Thiers refuse si cela lui convient, nous nous passerons de lui. » Bertin déclara alors qu’il ne pourrait s’associer à nous que si, à défaut de Thiers, on acceptait à la 2e circonscription un homme de sa nuance, et de plus, Prévost-Paradol à la 6e à la place de Guéroult. « C’est impossible ! s’écria Girardin, nous n’entendons pas organiser une coalition, nous ne portons pas M. Thiers parce que, mais quoique orléaniste, et à cause de son renom de grand orateur ; nous ne voulons pas de sa monnaie. » La réunion s’étant rangée à cet avis, Bertin et Andral reprirent leur liberté d’action. — « Rien de plus naturel, répondit Girardin ; mais alors, sans vous chasser, nous vous prions de vous retirer ; nous ne voulons pas tourner au comité Carnot et nous désirons que notre liste soit arrêtée ce soir même. »

Ces messieurs partis, nous agitâmes divers noms et adoptâmes celui de Laboulaye, puis nous nous ajournâmes pour en finir, au lendemain à trois heures, dans les bureaux du Siècle. La matinée devait être consacrée par moi à connaître le dernier mot de Thiers, et par Havin à s’assurer l’acceptation de Laboulaye et de la grande personnalité démocratique qu’il ne nommait pas, et dont il espérait obtenir l’adhésion.

Malgré l’heure avancée, je me rendis encore avec Picard à la place Saint-Georges. Thiers nous reçut dans une pièce située entre l’antichambre et le salon. A tout instant, notre conversation était interrompue par le passage de quelque orléaniste de marque convoqué à une délibération de parti. A un moment, Mme Thiers se présenta à la porte, et lançant un regard de colère à son mari : « Monsieur Thiers, fermez donc la double porte ; les domestiques entendent tout ce que vous dites. » L’hostilité de ses femmes, comme on disait alors, à la candidature était évidente. Nous reprîmes la conversation à voix basse. Elle n’eut qu’un résultat, celui de nous laisser deviner le fond de la pensée de notre interlocuteur : il voulait bien être sur notre liste, mais