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tous, mais en excluant certains, afin d’exercer un acte de suprématie et marquer que ceux qui étaient épargnés le devaient à l’investiture du vieux parti, ainsi relevé de sa défaite de 1857.

Jules Favre était intangible, d’ailleurs c’était une vieille barbe. Il ne fallait pas songer à contester Picard, le favori des Parisiens, On eût bien voulu me débarquer et pour maintes raisons : j’étais trop indépendant ; il y avait des griefs personnels à venger contre moi. On le tenta, on chercha un candidat à m’opposer. C’était trop tôt. Nul n’ignorait alors que seul j’avais attaqué la loi de sûreté générale ; que j’avais eu la part principale, par les décisions et les discours, à la campagne des Cinq, et. si les anciens de 1848 me détestaient, les jeunes m’étaient acquis. « Peut-être, a dit l’un d’eux, Jules Favre, plus âgé, plus réservé, nous imposait-il une admiration plus respectueuse, mais les cœurs appartenaient à Emile Ollivier[1]. » D’ailleurs, pour m’atteindre, il fallait que je fusse livré par mes collègues. On ne pouvait se promettre rien de tel de Picard, et Jules Favre n’y était pas alors plus disposé. Ses préventions contre moi avaient fondu au contact quotidien ; il se souvenait encore que j’avais fait son élection. Il me le témoignait souvent et en termes charmans. Ainsi, n’ayant pu assister à un de mes discours, il m’écrivait : « Cher ami, vous n’êtes pas seulement un brillant orateur, vous êtes un homme d’affaires, un dialecticien très au courant des choses et les expliquant avec une merveilleuse clarté. Je suis heureux et fier de ce succès qui, j’en suis sûr, sera aussi grand que légitime (7 mars 1863). » Je crus vraiment à cette époque que nos rapports politiques deviendraient une liaison de cœur, moins intime que celle avec Picard, mais aussi sérieuse. Il n’y avait donc rien à attendre de lui et l’on grogna contre moi sans mordre,

Darimon fut choisi comme la victime à sacrifier ; les uns lui reprochaient d’être l’ami du Prince Napoléon, d’autres de n’être plus celui de Proudhon ; il n’était pas orateur, il fallait donner son excellent siège à un homme de parole. Le tolle parut si irrésistible que Proudhon lui fit conseiller de prévenir un échec certain par une retraite systématique dans l’abstention. On nous pressait de ne plus nous solidariser avec lui. Nous n’en délibérâmes même pas. Nous avions été quelquefois impatientés par ses petites frasques inoffensives, mais il avait tenu ferme à nos

  1. Hector Pessant, Mes petits papiers, p. 54.