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Un ami d’Allemagne le tira d’affaire, en lui avançant 2 000 francs. Ce protecteur providentiel était Justus Liebig. Le célèbre chimiste avait été touché du désespoir d’un jeune confrère qu’il ne connaissait que peu ou pas du tout. Le trait généreux de Liebig est trop à son honneur pour qu’on l’oublie. Ainsi commencées, les relations de Gerhardt avec Liebig devaient pourtant subir les vicissitudes les plus extrêmes. Le désaccord des doctrines a constamment dénaturé les sentimens des deux amis. Ils ont oscillé continuellement des relations les plus cordiales aux attaques les plus vives et, de la part de Liebig, aux injures les plus graves. Au lendemain de sa libération, Gerhardt, débordant de reconnaissance, accourt à Giessen auprès de l’illustre savant ; il travaille dans son laboratoire ; il traduit son ouvrage Introduction à l’étude de la chimie. Mais voici qu’il exécute des recherches sur l’acide picrique, à propos desquelles il est en désaccord avec son maître. — C’est peu de chose. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il s’imagine que Liebig veut entreprendre sur sa liberté et le marier dans son entourage immédiat. Il part, il s’échappe au mois d’avril 1837. Il retourne auprès de son père et essaye vainement de se faire, de nouveau, au plomb et à la céruse. Il y renonce définitivement, quitte sa famille et vient sans aucune ressource à Paris.

Il y arriva le 22 octobre 1838. Entre temps, et soit à Giessen auprès de Liebig, soit à Strasbourg, Gerhardt a exécuté des travaux et des analyses. Il a commencé un travail sur l’hellénine qui plus tard lui servira de thèse. Il a surtout la tête pleine d’idées. Il suit les cours de Dumas et de Thénard, se lie avec Henri Sainte-Claire Deville et Cahours, qui les suivent avec lui.

J.-B. Dumas était alors à l’apogée de sa réputation : il était le maître incontesté de la chimie française : l’histoire de ses travaux se confondait avec l’histoire même de la science. Son influence était considérable. Professeur incomparable, il tenait la jeunesse des écoles suspendue à ses lèvres. Liebig écrivait à Gerhardt : « Liez-vous avec M. Dumas, il a un caractère magnifique et aime à s’attacher les jeunes gens de mérite. » Le jeune Alsacien suit cet avis. Il est accueilli avec la bonté habituelle au maître ; mais déjà il se plaint que toute cette bonne volonté reste inefficace et s’arrête, pour ainsi dire, à fleur des lèvres.

Il faut vivre cependant, et travailler. « Faites des travaux, lui dit Dumas et lui répète Liebig. — Donnez-moi place dans un laboratoire, réplique Gerhardt » — mais, c’est cela qui est difficile. Les places de préparateur sont occupées. Il n’y a rien de vacant. — Si, pourtant, une