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Après avoir terminé ses humanités à Strasbourg, Charles Gerhardt alla passer deux années au Polytechnicum de Carlsruhe, d’où il sortit avec un certificat très satisfaisant. Puis, aux vacances de l’année 1833, il se rendit à Leipzig pour étudier sous le professeur Otto Erdmann. Suivant une habitude qui est encore en vigueur chez les étudians allemands, il fit la plus grande partie de ce voyage à pied, sac au dos. Erdmann le prit en pension chez lui et le traita avec une grande bonté. Le jeune étudiant resta dans le laboratoire de Leipzig pendant une année, s’y perfectionna dans l’art de l’analyse et y exécuta son premier travail sur la révision des formules chimiques des silicates naturels, qui lui valut une mention bienveillante de la part de Berzelius. Il venait d’avoir dix-huit ans.

C’était un grand jeune homme, svelte, au teint mat, au visage encadré d’une longue chevelure noire. Il portait à la joue droite une mince balafre, une schmisse, gagnée à Carlsruhe, dans l’un de ces duels en honneur chez les étudians d’outre-Rhin. Son allure était vive, ses yeux pleins de feu, ses façons agréables et mouvementées. Il plaisait. Son aspect extérieur n’a pas beaucoup varié, au cours des années, car sa vie a été courte. Il est mort en 1856 à 40 ans. On est étonné qu’il ait accompli une œuvre si considérable en un temps si limité.

Son caractère était empreint d’une forte personnalité : il avait des convictions ardentes, des vues nettes, la parole rapide, l’esprit décidé et impatient. Il était destiné à heurter beaucoup d’opinions et beaucoup de gens.

Le premier choc se produisit avec son père. Celui-ci avait compté se décharger sur le jeune chimiste de la direction de sa fabrique de céruse. Mais c’était là une industrie laborieuse, répugnante dans quelques-uns de ses détails, et peu susceptible de perfectionnemens. L’opération était lente : il fallait cinq mois pour transformer une l’âme de plomb en céruse. L’amélioration ne pouvait venir que du côté économique.

Ch. Gerhardt, qui avait une cervelle faite pour les spéculations théoriques et qui d’ailleurs avait déjà pris goût au travail scientifique, ne put pas s’astreindre à la rude discipline, sans satisfaction intellectuelle, que lui imposait son père. Il se sépara de lui et contracta un engagement dans l’armée. Il entra au 13e régiment de chasseurs à cheval, à Haguenau. En moins d’un an, ce nouvel état lui était devenu insupportable ; il suppliait son père de le racheter, et, devant le refus qu’il recevait, il commençait à agiter dans son esprit les résolutions les plus désespérées.