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En Angleterre, un ministre de la couronne qui visite une ville de province ne trouve personne à la gare, si ses amis particuliers ne sont pas prévenus. En France, lorsqu’un sous-secrétaire d’Etat se déplace, le canon tonne, la ville est sur pied, et l’Excellence doit rendre grâces à Napoléon, lequel a pourvu, par le décret de Messidor, à tout ce qui peut flatter un ministre républicain. Si c’est le Président de la République qui voyage, et distribue des décorations variées, « il semble avoir pour mission de montrer que l’Etat désapprouve l’égalité. Il profite de l’occasion pour créer des inégalités qui suscitent l’envie. »

Tout cela n’est pas bien méchant. Le critique s’attaque à des contradictions plus significatives lorsqu’il signale, dans le pays de l’égalité, la foule croissante des citoyens qui s’affublent de titres nobiliaires. Selon lui, ces privilégiés sans privilèges seraient incomparablement plus nombreux aujourd’hui que sous l’ancien régime. M. Bodley voit un danger social dans cette innocente manie, parce qu’elle grossit une société d’oisifs, d’incapables, et contribue au recrutement de la classe pour laquelle notre Aristarque réserve toutes ses sévérités. Vraie ou fausse, l’aristocratie française lui est apparue comme un poids mort, funeste par les exemples qu’elle donne, inintelligente des conditions de la vie moderne, retranchée dans une bouderie puérile. Il avance à l’appui de ses dires quelques anecdotes, dont une assez jolie. Au temps du boulangisme, un seul ambassadeur étranger avait renseigné très exactement sa cour et prédit l’échec final de l’entreprise. M. Bodley lui demandait à quelle source il puisait des informations aussi sûres. — « C’est bien simple, répondit le diplomate. Je vais tous les jours dans un grand cercle de Paris, où tous les membres sont gens du monde réactionnaire. Je les écoute, je prends littéralement le contre-pied de tout ce qu’ils disent ; je rédige le soir ma dépêche en conséquence, certain d’être ainsi dans la vérité du lendemain. » — Le procédé avait du bon ; mais M. Bodley peut être assuré que son ami l’aurait employé avec le même succès, s’il eût fréquenté les couloirs de la Chambre, les bureaux de rédaction d’un grand journal, voire même ceux du ministère où trônait M. Floquet ; en un mot toutes les compagnies où des hommes assemblés vaticinent sur les événemens. Parce qu’ils sont des hommes assemblés, beaucoup de sages déraisonnent avec les fous ; et les plus clairvoyans dissimulent leur opinion secrète, pour se mettre du bout des