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eux, l’histoire ne sortit pas de son lit, l’esprit directeur ne changea point ; après une brève suspension de la coutume et d’insignifiantes substitutions de personnes, l’Angleterre continua de vivre sa vie traditionnelle. Chez nous, le spectre royal put réapparaître pour quelques instans, avec le cortège de l’ancien monde ; vains revenans de l’hécatombe où dix siècles avaient péri en une minute. M. Bodley ne partage pas l’erreur de ses compatriotes : il a vécu en France, il sait que le sang de Louis XVI coule toujours, emplit et creuse la fosse entre le présent et le passé, entre les deux nations qui n’ont pas cessé depuis lors de se déchirer sur le sol natal.

Ce torrent de haine, il l’a bien vu, dans le chapitre où il traite de la Fraternité. C’est du moment où elle fut érigée en dogme que date l’inextinguible guerre civile entre Français : tantôt latente et sournoise, tantôt ranimée par d’atroces explosions. Il rapporte la boutade du prince de Metternich : « La fraternité, telle qu’on la pratique en France, m’a conduit à cette conclusion que, si j’avais un frère, je l’appellerais mon cousin. » Aussi faudrait-il être dénué de tout sens historique pour ne pas trembler, quand on entend bruire sur toutes les lèvres ce mot à la mode, solidarité, substitut philosophique de la sentimentale fraternité. Gare à ces mots caressans ! Il semble que le démon de la guerre civile les répande dans l’air et s’en serve pour nous endormir, chaque fois qu’il s’apprête à la déchaîner.

— « Homo homini lupus est aussi vrai aujourd’hui que lorsque les nations de l’Europe étaient des tribus à demi barbares. Mais la plupart des peuples modernes réservent ce qu’il y a en eux de sauvagerie latente pour leurs ennemis du dehors ; tandis que les Français déploient toute leur férocité dans leurs luttes intestines, comme pour donner au vieil aphorisme une autre version : Gallus Gallo lupus. En temps de guerre, le Français est souvent généreux envers son adversaire ; mais, quand il se trouve en face d’un Français, il ne donne point de quartier. » — M. Bodley appelle en témoignage notre histoire : elle lui fournit une riche collection de preuves, depuis la prise de la Bastille jusqu’à la Commune de Paris. Il en trouve de plus récentes, à défaut d’épisodes sanglans, dans l’exaspération habituelle de notre presse ; il observe que la rage de certains polémistes insulte l’adversaire jusque dans la mort, et cela en un pays où le respect de la mort est le plus vivace des sentimens