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et peut-être voit-il très bien, que l’abattement de ce peuple tient à des causes plus profondes. Atterrée sur le coup par les désastres de 1870, la nation s’était bientôt relevée dans un sursaut de fièvre et d’espérance. De nouvelles générations sont venues qui souffrent à peine de ce mal lointain : un corps en bonne santé ne serait pas déprimé, après trente ans, par les suites d’un accident réparable.

Il faut donc chercher ailleurs le principe générateur du pessimisme français. Résiderait-il dans un mécontentement politique bien défini, conscient de ses aspirations ? Pas davantage. Depuis cent ans, sous tous les régimes, on entendait les protestations de nombreux mécontens ; lorsqu’on les interrogeait sur leurs désirs, ceux-là pouvaient les préciser. Après le grand spasme révolutionnaire, la masse des citoyens voulait le rétablissement de l’ordre et de la sécurité. Sous le Premier Empire, sous la Restauration, les libéraux demandaient plus de liberté, la bourgeoisie réclamait une place prépondérante dans le gouvernement. Sous la monarchie de Juillet, les démocrates hâtaient de leurs vœux l’avènement de la démocratie et l’ère des réformes sociales. Sous le Second Empire, cette démocratie adulte attendait avec une foi messianique l’établissement définitif de la République, à peine entrevue dans les convulsions de l’enfantement ; tandis que les fidèles des anciennes dynasties escomptaient le retour de leurs rois.

Rien de pareil à l’heure présente. Aux deux questions qu’il pose à ses interlocuteurs de toute condition : — Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? — l’enquêteur n’obtient pas de réponse : des plaintes vagues, des récriminations contre tel homme ou tel groupe éphémère de gouvernans ; le soupir anxieux du malade qui ne sait point où est son mal. Quelques-uns préconisent une solution, traditionnelle ou imaginée ; mais il n’y a dans leur accent ni foi ni espérance ; ils expriment un regret bien plus qu’une attente. Une société qui a essayé de tous les médecins, de tous les remèdes, qui se résigne tristement ou s’en remet au miracle pour la guérison d’infirmités incurables, voilà ce que M. Bodley a cru voir. A-t-il si mal vu ?

Il a continué ses recherches, et il se flatte d’avoir découvert la cause efficiente de notre pessimisme. Selon lui, la France moderne souffre d’un antagonisme meurtrier entre les deux principes qui régissent sa vie publique : d’une part, la centralisation.