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à souhait de deux puissans breuvages : lui-même et son pays. » Ce qui choque le colonel, c’est que ce géant débonnaire dont il a pensé, à première vue, que cela ferait un beau soldat, n’ait connu la guerre que dans les ambulances et ait célébré les roulemens du tambour sans y jamais répondre personnellement. De même l’auteur des Chants Démocratiques, ami des ouvriers, préconiseur des masses laborieuses, a déifié le travail, sans avoir jamais réellement travaillé. Il s’est posé en brutal, en sauvage, et c’était au fond le moins simple, le moins naïf des poètes américains, un dandy ! N’y a-t-il pas beaucoup d’affectation en effet dans l’emploi perpétuel d’expressions étrangères, souvent placées mal à propos dans ses vers ? Le grand succès de Whitman a été hors de chez lui, en Angleterre surtout, où ses œuvres parurent d’abord, expurgées, par parenthèse, « de manière à le montrer décemment vêtu et dans son bon sens. » Nous tous qui avons exalté le génie de Whitman, nous ne pouvons, étant étrangers, nous rendre compte de ce qu’il y a d’artificiel en lui. Du reste Higginson ne lui refuse pas, — ce serait impossible, — quelques-uns des élémens les plus hauts de la nature poétique, l’œil pénétrant, la sympathie prompte, une touche vigoureuse, une imagination débordante, quelque chose des richesses mêlées de Victor Hugo, avec « le même désir large, vague et indolent de bonheur pour la race humaine, » mais il n’a ni sa puissance structurale, ni son instinct dramatique, ni le don de condensation.

Sur une stèle brisée, Higginson inscrit les mérites longtemps méconnus du délicieux joueur de flûte, Sidney Lanier, arrêté à mi-chemin entre la poésie et la musique. Il nous initie aux procédés de travail et à la vie de famille du taciturne et génial Hawthorne ; et il n’y a pas que des hommes de lettres dans cette galerie de contemporains où figurent aussi des contemporaines : Helen Jackson, la poétesse, la romancière, l’amie des Indiens dont elle défendit les droits ; Lydia-Maria Child, la courageuse femme, qui demanda comme une grâce d’aller soigner dans sa prison John Brown, blessé et condamné à mort. Au cours de la très remarquable étude sur le général Grant, je relève les passages suivans qui indiquent combien ce qu’on appelle l’esprit militaire diffère des deux côtés de l’Atlantique :

« L’instinct républicain est infiniment plus fort chez nous qu’aucun sentiment professionnel... Grant, élevé pour la carrière