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la République ; le président du Tribunal but : A la philosophie et à la liberté civile, et Bonaparte, d’une voix forte : Au peuple français, notre souverain à tous.

Il avait dit à Joseph, avant de partir pour l’Italie : « Une victoire me laissera maître d’exécuter tout ce que je voudrai[1]. » Il disait maintenant à Bourrienne qu’il avait conquis, « en moins de deux ans, le Caire, Paris et Milan[2]. » Il eût pu placer Paris après Milan, car la conquête de la capitale lombarde et ses suites avaient accompli l’autre.

C’est à partir de ce moment que, tenant définitivement Paris, tenant la France, il prend conscience de sa force et conscience de ses ambitions. Il se sent le maître, s’affirme tel, élargit plus hardiment sa politique et en même temps attire à lui tous les ressorts de la puissance. Il va changer son haut office de commandement en domination superbe et despotique, et quand, plus tard, après d’insignes bienfaits, des actes d’arbitraire avéré et de laide violence viendront altérer sa popularité, la France prise dans l’étau de fer ne pourra que se courber et se taire. Maintenant, il se juge assez fort pour se dégager de la Révolution et s’élever au-dessus d’elle ; il n’a fait d’abord que la gouverner, il va l’asservir. Il achèvera le rapprochement des deux Frances ennemies en les appareillant au même joug ; déjà, il met la première main au Concordat, clef de voûte de l’édifice qu’il entend restaurer, et c’est dans le sens de la tradition monarchique renforcée et simplifiée, combinée avec l’égalité chère aux Français, qu’il poussera son œuvre d’universelle reconstitution.

Son but, c’est d’opérer la pacification par l’autorité, c’est d’imposer entre le passé et le présent la grande transaction nécessaire, c’est de refaire une France admirablement ordonnée et forte ; ce qu’il veut aussi, c’est gouverner sans frein, gouverner toujours et insatiablement, dominer l’Europe par la France, se perpétuer dans un successeur désigné et formé par lui, étendre à l’infini son pouvoir dans l’espace et dans le temps. Sous quel titre, Consul à vie, Consul investi du droit d’adoption, Empereur ? Il ne le sait pas encore. Il comprend la nécessité de ménager encore les formes, de ne rien brusquer, de ne pas heurter de front les résistances de l’esprit révolutionnaire ou libéral, et surtout de donner d’abord aux Français l’illusion de la

  1. Mémoires sur Carnot par son fils, II, 214.
  2. Bourrienne, IV, 171.