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des fructidorisés et des libéraux, semblaient mettre en péril le privilège des révolutionnaires authentiques, leur cause et leur doctrine. Contre les idéologues de l’Institut, contre ces représentans de l’orthodoxie rationaliste, Bonaparte avait fort à faire pour « défendre le système de fusion[1]. »

Les agens des contre-polices royalistes s’arrêtaient parfois déconcertés devant ce gouvernant hybride, qu’ils décomposaient ainsi : « Un tiers d’aristocrate, un tiers de jacobin, un tiers de philosophe[2]. » Les philosophes eussent voulu l’avoir tout à eux et n’admettaient pas le partage. A défaut de concessions, Bonaparte leur accordait des attentions et des égards. L’Institut l’avait élu pour président ; il prit au sérieux cette fonction et l’exerça pour la première fois le 17 germinal, dans une séance solennelle où on lut des mémoires et où l’on décerna des prix, devant un auditoire composé de tout le Paris cultivé, intelligent ou simplement curieux. Bonaparte y parut à la fois « président de la République française et président de la république des lettres, » mais il mit une sorte de coquetterie à ne s’entourer d’aucun appareil, à remplir très simplement l’office qu’il tenait de ses pairs, à soigner son attitude républicaine : « Point de gardes qui l’entouraient, point de distinction ; en un mot, le Premier Consul a présidé comme un citoyen qui préside ses collègues. »

Il tenait encore plus à l’opinion des petites gens, des gens de boutique et d’humble négoce, qui avaient toujours exercé une action très sensible sur les mouvemens de Paris. Assez souvent, à cheval et presque seul, il parcourait la ville, où sa redingote grise commençait à devenir objet familier ; çà et là, il s’arrêtait et questionnait les gens. Le soir, il demandait parfois à Bourrienne de l’accompagner pour faire incognito un tour à pied dans les quartiers voisins des Tuileries. C’était alors chose comique que de le voir se déguiser tant bien que mal en « aimable du jour, » enrouler gauchement autour de son cou et faire bouffer les plis d’une grosse cravate à la mode. Ainsi affublé, méconnaissable, il courait les boutiques de la rue Honoré, sans pousser ses promenades plus loin que la rue de l’Arbre-Sec. Sous prétexte d’emplettes, il entrait en conversation avec les marchands

  1. Eclaircissemens inédits de Cambacérès.
  2. Correspondance des agens de Condé. Archives de Chantilly, papiers de Condé, série Z, t. 73.