Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/557

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui-ci adressé au duc de Chevreuse. Nous n’en possédons qu’un fragment. Mais, dans ce fragment, Fénelon traite d’une question qui devait lui tenir bien autrement à cœur que le maintien de la paix de l’Europe, car il s’agit du Duc de Bourgogne. Il n’admet pas que l’héritier de la couronne puisse demeurer « avec bienséance » à Versailles quand son frère cadet sera en Italie et quand il est question que le Roi des Romains vienne sur le Rhin. « Mais, ajoute-t-il, il vous faut un bon général sous lui. Où le prendrez-vous ? » et il passe en revue tous ceux dont il pourrait être question, faisant preuve dans ses jugemens d’une sagacité singulière. « Si le roi d’Angleterre vient porter la guerre aux Pays-Bas, il craint que le Duc de Bourgogne ne soit « bien tristement et bien peu en sûreté pour le succès d’une campagne un peu vive, s’il n’a auprès de lui que M. le Maréchal de Boufflers. » II ne voudrait cependant pas qu’on mette auprès de lui le duc de Vendôme. « Outre qu’il est trop dangereux sur les mœurs et sur la religion, c’est un esprit roide, opiniâtre et hasardeux » et il continue en laissant percer son véritable sentiment. « Dans une telle disette de sujets, M. le maréchal de Catinat ne doit pas être laissé en arrière. Quand même il aurait fait bien des fautes (ce que je ne sais pas), il faudrait en juger par comparaison aux autres, et malheureusement, il ne sera toujours que trop estimable par cet endroit-là, » et il terminait son Mémoire en disant, comme en proie à un pressentiment auquel les événemens ne devaient donner, quelques années plus tard, que trop raison : « Il faut bien prendre garde aux gens qu’on mettra auprès du prince afin qu’il les consulte, car il faut éviter tout ce qui pourrait retomber sur le prince lui-même et lui faire tort dans le public. Une mauvaise campagne donnerait beaucoup de prévention contre lui, mais Dieu en aura soin[1]. »

Les conseils de Fénelon ne furent pas écoutés, au moins quant au choix des personnes. Mais quelle ne dut pas être sa surprise et sa joie lorsqu’il reçut de son élève chéri la lettre suivante, la seconde seulement que celui-ci lui écrivait depuis cinq ans qu’ils étaient séparés :


A Péronne, le 25 avril à 7 heures.

« Je ne puis me sentir si près de vous sans vous en témoigner ma joie et en même temps celle que me cause la permission que

  1. Œuvres complètes de Fénelon, édit. de Saint-Sulpice, t. VIII, p. 156.