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de sonnets pour l’unité et le mouvement de la composition, pour l’harmonieuse adaptation du sentiment au décor pittoresque où il nous est présenté, pour le contraste de la pureté savante de la forme avec l’intensité et l’élan de la passion qu’elle exprime. Mais, hélas ! je sais trop que les œuvres des poètes sont d’autant plus intraduisibles qu’elles sont plus belles ; et c’est seulement pour donner une idée du sujet des Sonnets de Crimée que je vais essayer d’en citer un, choisi au hasard.


LA TEMPÊTE

La voile s’est déchirée, le gouvernail rompu ; l’eau hurle, le vent mugit, la foule pousse des cris d’effroi, les pompes gémissent leur lugubre plainte. Les dernières cordes se sont échappées des mains des matelots. Le soleil, tout sanglant, disparaît, et avec lui le reste de l’espoir.

A présent l’ouragan a soufflé en triomphe. Et, sur la montagne d’eau qui s’élève, par étages, au-dessus de l’abîme, voici qu’a grimpé le génie de la mort ; le voici qui vient vers le navire, comme un soldat vainqueur pénètre d’assaut par des remparts brisés.

Les uns gisent, à demi morts déjà ; celui-ci s’évanouit ; cet autre tombe en pleurant dans les bras de ses amis ; et ceux-là prient avant de mourir, pour détourner la mort.

Mais un voyageur se tenait assis, à l’écart, silencieux ; et il songeait : « Heureux qui perd conscience, ou qui sait prier, ou qui a quelqu’un à qui dire adieu ! »


« Heureux qui sait prier ! » écrivait le poète. Un long séjour à Rome, puis le spectacle de la malheureuse insurrection polonaise de 1831, eurent pour effet de lui apprendre à prier. Et c’est le sentiment chrétien qui, joint à l’exaltation passionnée de son patriotisme, lui inspira, en 1832, ce Troisième chant des Aïeux que George Sand, ici même, plaçait jadis au-dessus de Faust et de Manfred[1]. En réalité, pourtant, George Sand n’avait pas compris le sens et la portée de cette œuvre singulière. Où elle ne voyait qu’un pamphlet, un appel à la haine et à la vengeance, Mickiewicz avait voulu exprimer la plainte d’un chrétien, une plainte pareille à celle qui s’exhale des Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïewski. Mais, au reste, je ne puis songer à analyser ni à juger en quelques lignes une œuvre qui suffirait, à elle seule, pour nous révéler tout entier le génie de Mickiewicz. Elle est animée d’un souffle magnifique, forte, rapide, variée comme une symphonie ; et, sous la fièvre de l’inspiration, la forme garde toujours

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1839.