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n’aime, lui aussi, et, de tout son cœur, ne plaigne sa patrie : mais, avant tout, il est poète, et poète lyrique, avec une âme pleine de passions et de rêves qui l’empêchent de sortir complètement de lui-même pour prendre contact avec la vie réelle. Il est patriote comme Lamartine et comme Victor Hugo : le troisième chant de ses Aïeux, les poèmes sur le Monument de Pierre le Grand et sur la Revue de l’Armée russe, équivalent, dans son œuvre, aux Châtimens ou à l’Année terrible ; et encore n’y trouve-t-on que l’écho tout personnel des sentimens provoqués dans son cœur de poète par le spectacle tragique des maux de son pays. Non, Mickiewicz n’a rien du poète patriote à la façon d’un Kœrner ou d’un Béranger. Lithuanien d’origine, volontiers il se transporte par la pensée vers les bois et les étangs de sa province natale ; mais, sous l’armure de son Conrad Wallenrod, comme sous les haillons fantastiques du spectre de Gustave, c’est lui seul qui est toujours le héros de ses poèmes. Il le reste jusque dans ce Troisième Chant des Aïeux dont il a voulu faire une œuvre politique : les deux personnages qu’il y a mis en scène, le poète Conrad et le moine Pierre, ne sont que le double symbole de la lutte qui se livrait en lui, au lendemain de l’insurrection de 1831, entre son désir de vengeance et sa foi chrétienne.

Mais, si le peuple polonais se méprend sur les motifs de la grandeur poétique de son poète national, il ne se méprend pas sur cette grandeur même. Il ne se méprend pas en proclamant la supériorité de Mickiewicz sur tous les autres écrivains polonais, ni en l’honorant comme l’incarnation la plus parfaite du génie de sa race. Son opinion là-dessus est si profondément « saine, » que les plus délicats des lettrés finissent par s’y soumettre : personne ne pense plus, désormais, à comparer à Mickiewicz ses deux rivaux, Slowacki et Krasinski, dont les noms étaient jadis associés, ou quelquefois opposés, au sien. Désormais il n’a plus de rivaux. Il occupe, dans la littérature de son pays, une place pareille à celle qu’occupe Dante dans la littérature italienne. Et non seulement il mérite l’hommage que lui rendent ses compatriotes : ceux-ci n’ont pas tout à fait tort quand ils affirment qu’il est, en outre, un des premiers poètes de l’Europe entière, digne d’être cité en compagnie de Byron et de Gœthe. Le fait est que, parmi les romantiques, les plus grands seuls peuvent lui être comparés ; chose qui, du reste, n’a rien de surprenant, si l’on songe que la race polonaise, avec son mélange naturel d’exaltation et de rêverie, avec le trésor merveilleux de ses légendes et chansons populaires, était en quelque sorte prédestinée à inspirer le génie d’un poète romantique.