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tous les autres musiciens ou peintres, de ce qu’il a d’unique, d’inexplicable à la fois et d’irrésistible. Et, tandis que, à force d’expérience et de réflexion, nous parvenons ainsi à comprendre le caractère proprement surnaturel, « divin, » du génie de ces deux maîtres, le peuple, dès le premier jour, d’instinct, l’a senti. Il a senti de même, en Italie, la supériorité de Dante sur les autres poètes ; en Allemagne, celle de Gœthe ; celle de Pouchkine, en Russie. Non que la lecture de leurs œuvres lui cause autant de plaisir que celle d’œuvres plus médiocres, écrites expressément à son intention ; et parfois le plaisir qu’elle lui cause vient davantage de leurs défauts que de leurs qualités ; mais il éprouve aussitôt, à leur contact, un sentiment irréfléchi de respectueuse ferveur, l’impression, en quelque sorte, d’une présence sacrée. La beauté, comme la vérité, lui est révélée par des voies plus sûres que celles dont disposent notre goût et notre raison. C’est du moins ce que nous affirme le plus pénétrant de tous les psychologues ; et j’ai dû constater, une fois de plus, l’admirable justesse de son affirmation, lorsque, à propos d’un ouvrage de M. Chmielowski sur Adam Mickiewicz, j’ai été amené à relire l’œuvre entière du poète polonais.


La gloire de celui-là est peut-être, en effet, parmi toutes celles des poètes fameux, le meilleur exemple de cette aveugle « santé » de l’opinion populaire. Interrogez sur Mickiewicz le plus illettré de ses compatriotes : il vous répondra, — avec une insistance touchante, bien que parfois excessive, — que jamais aucun temps ni aucun pays n’a produit un écrivain aussi merveilleux ; après quoi, les lettrés polonais ajouteront, si vous les interrogez à leur tour, que, en comparaison de Monsieur Thadée, Faust et Manfred ne sont que de vile prose. Et déjà vous serez tenté de prendre Mickiewicz en quelque méfiance, simplement pour la façon dont vous l’entendrez appeler « le Juste. » Votre méfiance grandira encore, cependant, quand votre interlocuteur polonais, pour mieux vous convaincre, vous mettra en main une traduction française de l’œuvre de son poète. Que la traduction soit en vers ou en prose, vous ne pourrez vous résigner à reconnaître un véritable génie de poète sous tant d’emphase inutile et de mauvais français. Mickiewicz vous apparaîtra comme un mélange de Senancour et de Népomucène Lemercier, un romantique à la fois exalté et timide ; et vous retrouverez dans Conrad Wallemrod toute la pompe des auteurs de tragédies du Premier Empire, vous la retrouverez jusque dans les scènes familières de Monsieur Thadée, où des paysans, des notaires, des épiciers juifs discutent de menues affaires de ménage