Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/398

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

justement parce qu’ils se sont depuis longtemps spécialisés et comme localisés en telle ou branche du savoir, apportent dans la politique des habitudes et des procédés qui étaient excellens ailleurs, qui seraient désastreux ici ; un chimiste, un mathématicien, un littérateur, peuvent être de piètres politiques, et il y a même toutes chances pour qu’ils le soient. Être, comme on dit, « un intellectuel, » ce n’est point porter sur soi toutes les clefs de la politique.

De tous, c’est le littérateur que ses études en rapprocheraient le plus ou écarteraient le moins, puisqu’il lui a fallu entrer assez avant dans la connaissance de l’histoire, et que l’histoire est comme le sous-sol de la politique ; mais, si c’est un littérateur véritablement digne de ce nom, il ne résistera pas au charme qu’exercera sur lui une idée artistiquement belle : l’art « même et sa propre personnalité l’égareront. M. Siliprandi cite à ce propos un passage où le chef reconnu de l’école naturaliste, le pontife incontesté du réalisme littéraire, dévoile aux nations ses vues sur l’avenir politico-social. Et, tout en protestant de son respect et de son admiration pour le maître, tout en s’excusant galamment et en jurant qu’il y a bien pourtant quelque chose, le bon Italien, de sa pointe aiguë, a vite crevé le ballon : « Ce sont, s’écrie-t-il, girandoles que font les Romains à Piazza del Popolo ! » En d’autres termes : « On y voit trente-six mille chandelles ! » Ou encore : « Et le reste n’est que littérature, » soit dit (pour être aussi courtois que M. Siliprandi) sans offenser les romanciers, dont nous ne prions le Seigneur de nous garder qu’en politique seulement.

Mais qu’il nous garde surtout des médecins et des avocats ! Les médecins, assure-t-on, sont particulièrement redoutables en politique, parce que, ne connaissant et n’estimant que ce qui a rapport à leur art, ils font une assimilation superficielle entre la société et le corps humain, et veulent à toute force traiter l’une comme ils traitent l’autre ; laissez-les faire, et ils l’empoisonneront de leurs drogues ; vous pouvez vous en fier à eux : selon le plus délicieux de leurs euphémismes, « le malade mourra guéri. » Si, pour les médecins, tout se soigne, pour les avocats, tout se plaide : souffle le vent du pour ou du contre, souffle le vent du froid ou du chaud, ils gonflent de leur haleine inépuisable la politique comme une outre qui, dès qu’on y touche, résonne ; comme ils n’attachent de valeur qu’à la parole, ils ont plus que