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puisse être réaliste en politique et idéaliste en philosophie ; rien absolument ; et combien de politiques expérimentaux, à la catégorie desquels appartiennent plus ou moins tous les vrais hommes d’État, ont été religieux, voire superstitieux ! Bismarck en fut, de nos jours, un assez bel exemple. Et réciproquement on peut être positiviste en philosophie et, en politique, idéologue ; car l’idéologie commence justement, en ce cas, dès que le préjugé positiviste colore tout de positivisme. Mais c’est là le danger ; et, que l’on soit en philosophie ce qu’on voudra, il ne faut être que réaliste en politique.

Il ne faut pas non plus viser trop loin ; il faut soigneusement circonscrire le champ de sa lunette. Si c’est le défaut des philosophes d’employer des verres teintés, c’est celui des sociologues de regarder volontiers à l’autre bout du monde. Ils sont comme possédés de l’étrange manie d’aller chercher leurs argumens dans les sociétés primitives, chez les Fuégiens, les Andamans, les Basoutos, chez les nègres fétichistes et anthropophages, tous, à l’imitation de Spencer, et sur la foi de missionnaires ou de voyageurs, dont les renseignemens valent ce qu’ils valent et qui comprennent ce qu’ils comprennent, à peu près de la même manière qu’au XVIIIe siècle, Montesquieu et les autres les allaient chercher à la Chine, telle que la dépeignaient les Lettres édifiantes ; car vous entendez bien que, pour la plupart, eux-mêmes n’y sont point allés, et qu’ils ont bien fait d’ailleurs de n’y point aller, puisque ce n’est ni sur les Basoutos, ni sur les Andamans, ni sur les Fuégiens que nous avons besoin d’être éclairés, ni sur les sociétés sauvages qui ne ressemblent pas du tout à la nôtre, mais sur la nôtre, et que nous ne pouvons l’être que par l’étude de cette société même ou de sociétés très voisines et toutes pareilles. Ce n’est pas le rituel ou le coutumier d’une politique nègre que nous demandons, mais bien le code ou le manuel d’une politique civilisée. À tout le moins, si l’on nous offre les leçons de quelque histoire africaine ou asiatique, que ce ne soit pas sans faire, au préalable, la preuve par notre histoire nationale, et des histoires toutes pareilles ou très voisines. Mais c’est ce dont, en général, ne se soucient guère les sociologues, qui sont, — je ne sais si c’est la richesse de la rime qui appelle cette comparaison fâcheuse, — comme les astrologues de la politique. Ce sont grands tireurs d’horoscopes et fabricateurs d’almanachs sur les destins les plus reculés des humanités les plus baroques. Eh ! mon ami,