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c’est le café qui devient Procope, c’est l’atelier qui devient cénacle ; c’est l’expérience, la réflexion, l’invention qui pénètrent par les yeux, par les oreilles et par les pores, et qui emplissent l’homme presque à son insu, de tout cet acquis qu’il dégorge bientôt, presque sans le savoir, sous la pression de cette même foule qui l’a saturé.

Recevant sans cesse et produisant toujours, le Parisien, surmené et flambé, prend une grande confiance en soi. Il ne craint guère la comparaison. Habitué à demander à la société et à lui donner tout ce qu’on peut obtenir d’elle et lui rendre, il ne voit personne au-dessus de lui. Il acquiert vite un sentiment d’égalité, très net, très simple et très naturel, qui écarte toute idée de hiérarchisation et de subordination. Un homme vaut un homme : voilà le mot qui est gravé dans la cervelle de tout Parisien, et cela, s’explique en un lieu où la roue de la fortune tourne si vite.

Dans le sentiment de l’autorité qu’il exerce sur la France, le Parisien a pris l’habitude de la liberté, et le pli tranquille de l’égalité. Et c’est ce qu’il a, tout naturellement, inscrit dans la devise de cette Révolution qu’il a faite. Il y a joint le mot de fraternité, parce que, parmi ces foules immenses où la tendance à l’esprit de sociabilité et de ruche est très marquée, l’habitude de s’entr’aider est courante, traditionnelle, et qu’on est habitué à compter les uns sur les autres, et à se prêter la main.

Donc, une vie commune, intense, indépendante, égalitaire et bon enfant, voilà ce que Paris avait mis dans ses mœurs avant de l’inscrire dans ses lois ou, du moins, sur ses murs. L’absence de hiérarchie sociale et de cant, l’ignorance où l’on est les uns des autres, le tour d’esprit indépendant, la conscience de l’effort individuel, la violence des passions excitées et déchaînées sans cesse, tout cela donne au Parisien un ton libre dans le langage, un tour dégagé dans les mœurs, une absence totale de préjugés et de contrainte. Quoique ce peuple ne soit pas démoralisé, il est de conduite peu morale ; il suit avec facilité, et avec la complicité d’une indulgence mutuelle, la pente de ses instincts et de ses caprices. L’étranger lui apporte souvent l’appoint de ses vices. Dans ces conditions d’absolue indépendance, de tolérance réciproque, et de non-contrôle, il faut que ce peuple ait un fond solide pour ne pas être plus perverti.

Ce qui sauve Paris, c’est le travail ; Paris est peut-être le pays du monde où l’on travaille, sinon le plus, du moins avec le plus