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l’inamovibilité de leur privilège. Et pourquoi Bonaparte, guerrier philosophe, s’honorant d’appartenir à l’Institut, ne consentirait-il pas à écouter leurs avis, à se faire leur prête-nom, à enregistrer leurs arrêts ? Ils ne désespéraient pas de poursuivre tranquillement leurs expériences et de formuler en lois leurs doctrines. Puisque la nation n’avait pas acquis les lumières et l’instruction nécessaires pour faire elle-même son bonheur, ce serait à ses guides spirituels qu’il appartiendrait d’opérer ce bonheur en dehors d’elle, dans une sphère supérieure, sans qu’ils soient troublés dans leurs délibérations par l’ingérence brutale du nombre et le tumulte des démocraties. Devant la commission des Cinq-Cents, Cabanis avait loué la constitution en ces termes : « La classe ignorante n’exercera plus son influence ni sur la législature, ni sur le gouvernement ; tout se fait pour le peuple et au nom du peuple, rien ne se fait par lui et sous sa dictée irréfléchie. » Quelques-uns en étaient encore à penser que le gouvernement issu de Brumaire serait celui d’une élite intellectuelle, régnant au profit de l’intérêt et de l’idéal révolutionnaires.

Le peuple de Paris voyait plus clair ; pour lui, le gouvernement, c’était Bonaparte. Que lui importaient tribuns, députés, sénateurs ? Par-dessus cette hiérarchie compliquée à laquelle il ne comprenait rien, une figure se détachait, un homme apparaissait en plein relief, portant en soi l’avenir. Le peuple n’aperçoit et ne considère que lui ; sans doute, ce peuple s’est trop déshabitué de la confiance, il souffre trop matériellement, il a trop faim, il a trop froid pour éclater dès à présent en témoignages de reconnaissance et d’amour. Sans s’attacher encore à Bonaparte de toute sa foi, il espère néanmoins en ce chef qui lui paraît seul assumer la tâche de guérir la France ; on l’attend à l’œuvre, on va le juger à ses actes ; c’est à lui seul qu’on fera remonter la responsabilité d’un échec ou la gloire d’une réussite. Le 24 frimaire, la constitution avait été publiée avec solennité dans les divers arrondissemens de Paris : « Un municipal lisait la constitution, et chacun s’agitait si bien pour en entendre la lecture que personne n’en attrapait une phrase de suite. Une femme dit à sa voisine : « Je n’ai rien entendu, — Moi, je n’ai pas perdu un mot. — Eh bien ! qu’y a-t-il dans la constitution ? — Il y a Buonaparte[1]. »

ALBERT VANDAL

  1. Gazette de France du 26 frimaire.