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la liberté, mais même qui déproscrit, l’admirable nouveauté, l’étonnant prodige ! Quelque avide que l’on fût de tranquillité à tout prix et d’ordre, l’ancien idéal de liberté et de justice, l’idéal de 1789, ne s’était pas entièrement effacé des âmes, chez ces gens de bourgeoisie parisienne qui représentaient le sentiment moyen des Français dans sa modération foncière. La réalisation de leur idéal, ils l’avaient attendue successivement de la royauté régénérée, des assemblées, du peuple réuni dans ses comices, du progrès des lumières et de la raison publique ; après les atrocités du régime terroriste, ils avaient compté sur l’avènement d’une république libérale ou la restauration d’une monarchie tempérée, demeurée au fond le régime de leurs préférences, et chaque fois leur espoir ressuscité était tombé de plus haut. Aujourd’hui, est-ce que l’idéal toujours rêvé, jamais saisi, va se réaliser par un homme ? Humanité, tolérance et justice ne trouvent pas, il est vrai, leur garantie dans les lois ; elles émanent de Bonaparte par acte spontané, par mesure de gouvernement, par prérogative consulaire, parce qu’elles répondent à ses intérêts de politique à grandes vues, parce qu’il les juge propres à rassembler cette France dont il entend faire son œuvre et son bien ; on lui sait gré néanmoins de les dispenser, on lui pardonne d’avoir usurpé tant de pouvoir à cause de l’usage qu’il en fait. Des constitutions, on en a trop vu pour que l’on se repose désormais sur de pareilles garanties ; on préfère s’en remettre au génie d’un homme et croire à sa modération. Le règne de Bonaparte à ses débuts, c’est l’arbitraire libéral ; succédant à la tyrannie législative, au règne convulsif des factions, il apparaît un inexprimable bienfait, une pure et splendide aurore, promettant des jours apaisés. « Un avenir consolateur, » voilà ce qu’annonce une lettre écrite de Paris à l’étranger, et elle ajoute : « Vous comprenez combien les amis de ce pays sont soulagés, car l’on espère que la paix résultera de ce règne de justice et d’une administration qui sera aussi ferme que bien réglée[1]. »

Les philosophes, les métaphysiciens, les membres de l’Institut n’étaient pas mécontens. Voyant leur place assurée au Sénat, au Corps législatif et au Tribunal, soustraits désormais aux caprices des scrutins populaires et aux atteintes de la défaveur publique, ils jugeaient que la constitution consacrait

  1. Lettre de Mme Delessert, 6 janvier 1800.