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de quelques visiteurs d’un courage furtif, tout le monde se détourne du salon compromettant et le met en quarantaine. C’est frapper Mme de Staël dans ce qu’elle a de plus cher, dans son besoin de société, dans sa passion de parler et de se communiquer, dans ce goût pour les échanges et les batailles d’idées qui donnent un aliment à sa dévorante activité d’esprit et qui la sauvent de ce qu’elle redoute le plus au monde, l’ennui. A se voir délaissée, sevrée de relations et de causeries, elle souffre horriblement ; elle souffre des injures de la presse ; elle souffre encore plus d’avoir perdu la faveur du Consul, car il lui est également impossible de se plier au joug et de supporter la disgrâce. Dans sa retraite de Saint-Ouen, elle s’agite, s’affole, vit dans une exaltation douloureuse, dans une perpétuelle surexcitation de l’esprit et des nerfs. Et vainement son père qui l’adore, le sage Necker, resté à Coppet, s’efforce de loin à la calmer et à la consoler.

Il fait de son mieux pour arranger les choses. Dans des lettres confiées à la poste et destinées à passer sous les yeux d’une police rien moins que scrupuleuse, il loue Bonaparte, l’appelle « le grand Consul, le héros, ton héros, » et tâche ainsi de l’adoucir. Quand il écrit à Mme de Staël par voie plus sûre, il la conjure de ne pas permettre à son imagination de grossir ses malheurs. Il lui conseille de renoncer à la politique, qui décidément lui réussit mal, et voudrait l’avoir pour quelque temps à Coppet, dans une atmosphère apaisante ; elle retournerait à Paris ensuite : « Il faudrait se soumettre à une lacune de Paris pour y retourner ensuite en gens d’esprit et non plus en gens d’affaires. Ces derniers me paraissent du néant et font le même effet sur tout le monde. Tu es blâmable de vivre si fortement d’opinion et de la plus mauvaise que j’aie connue depuis longtemps[1]. » Il la supplie surtout de se remettre au travail, d’y chercher l’oubli, de faire un livre, un beau livre, qui la remettra en faveur auprès du public, auprès de Bonaparte peut-être, et de prendre « le bénéfice du temps[2]. » Il n’avait pas si tort, puisque Bonaparte, qui cherchait toujours à rallier après avoir frappé, laissera bientôt son frère Joseph porter à Mme de Staël quelques paroles de paix, offrir une rentrée en grâce, des faveurs, tout ce qu’elle voudra, au prix d’une absolue soumission : « Mon

  1. Necker à Mme de Staël, 28 janvier 1800. Archives de Coppet.
  2. Ibid., 28 nivôse.