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Constant consulta son amie ; elle lui répondit : « Il faut suivre sa conviction[1] ! »

Benjamin parla. Cet être séduisant et inquiet abordait pour la première fois une tribune française. Son corps long et maigre, ses cheveux d’un blond fade, son physique d’étudiant allemand prévenaient peu en sa faveur ; il parla, et l’auditoire émerveillé subit le charme. D’un verbe acéré, il disséqua le projet consulaire et en montra tous les ressorts combinés de manière à restreindre la prérogative tribunitienne : « Le but de ce projet, dit-il, est de nous présenter pour ainsi dire les propositions au vol, dans l’espérance que nous ne pourrions pas les saisir, et de leur faire traverser notre examen comme une armée ennemie. » Il continua ainsi longtemps, spirituel, mordant, incisif ; chaque mot portait sa griffe. Ses contradicteurs firent preuve d’une infériorité manifeste et il eut incontestablement les honneurs de la séance. La majorité de ses collègues était pourtant décidée à ne pas le suivre jusqu’au vote ; ils lui donneraient tort par leur suffrage et raison dans leur conscience. Pour beaucoup d’entre eux, son discours fut à la fois sujet d’admiration et de scandale.

Le soir, Mme de Staël attendait à dîner un certain nombre d’amis. Au lieu des convives, ce furent les billets d’excuse qui arrivèrent l’un après l’autre ; il en vint dix à la file. L’audace de l’ami de la maison avait fait ce vide, et la soirée s’acheva presque dans le désert. Mme de Staël se maîtrisa d’abord ; à la fin, elle ne put dissimuler sa cruelle blessure. Les jours suivans, des amis d’ancienne date, des obligés, évitèrent son approche ; Talleyrand fut l’un des premiers à lui tourner le dos. Ces hommes de salon ne demandaient déjà qu’à se transformer en gens de cour ; vers le maître à peine démasqué, c’était un élan d’empressemens lâches, une concurrence de bassesses, et la servilité devançait la servitude.

Dans la majorité du public, le déchaînement fut inouï. Le Tribunal avait fini pourtant par approuver le projet de loi, mais l’opposition avait réuni vingt-cinq suffrages contre cinquante-quatre, plus d’un tiers des voix ; elle s’était comptée et affirmée ; elle pouvait se développer, grandir, mettre en péril la stabilité du gouvernement. Or, parmi la masse des spectateurs, les gens même de cœur libéral en étaient venus à considérer Bonaparte

  1. Dix ans d’exil, p, 7.