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qui devait à ce moment attirer Tacite vers l’histoire. Rien n’était plus pénible aux gens de cette triste époque que de voir que les plus grands crimes s’accomplissaient sans résistance et presque avec l’assentiment général. On acceptait tout sans se plaindre ; personne n’osait parler, ni en public, ni même entre amis : l’espionnage avait supprimé l’intimité. On n’entendait, dans ce silence, que les flatteries d’un Sénat tremblant, et les éloges de poètes mercenaires ; et comme, par malheur, ces poètes, surtout Stace et Martial, se trouvaient être des gens de talent, on pouvait craindre que leur voix, après avoir trompé les contemporains, n’abusât la postérité. Pour lui faire savoir la vérité, on ne pouvait compter que sur l’histoire. N’est-ce pas d’elle qu’on peut vraiment dire qu’elle est « la conscience de l’humanité ? » II est donc permis de croire que c’est alors, pendant ses réflexions attristées et solitaires, que Tacite prit définitivement la résolution d’écrire l’histoire.

Aussi, dès les premiers momens de la délivrance, « aussitôt qu’on se reprit à vivre, » nous voyons qu’il se met à l’œuvre et que c’est un livre d’histoire qu’il entreprend de composer. Son sujet fut vite choisi ; les événemens s’étaient chargés de le lui fournir. On était si plein de colère contre le régime auquel on venait d’échapper que ceux qui en avaient souffert ne se refusaient pas le plaisir de le maudire. On n’entendait guère autre chose dans les salles de lectures publiques ; de tous les côtés on y venait pieusement écouter l’éloge des victimes de Domitien et honorer la mémoire de ceux dont on n’avait pas osé pleurer la mort. C’est dans ces circonstances que Tacite se prépara à écrire un ouvrage qui devait contenir, nous dit-il, « le souvenir de la servitude passée et le témoignage de la félicité présente, » ce qui veut dire, je pense, qu’il se proposait de raconter les dernières années de Domitien et les premiers temps du gouvernement nouveau. Il y trouvait à la fois l’occasion de rendre hommage aux princes « sous lesquels Rome commençait à renaître, » et, en rappelant les crimes du dernier Flavius, de rétablir la vérité indignement travestie dans les mensonges officiels.

Si pressé pourtant qu’il parût être d’accomplir son dessein, il se détourna un moment ailleurs, et commença par écrire la Vie d’Agricola, son beau-père, qui doit être des premiers mois du règne de Trajan, et presque en même temps, en 98, il fit paraître