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comme lui ; il a vu ces peuples de près, il devine que de menaces recèle cette barbarie qu’on a l’air de mépriser ; il lui semble qu’elle est bien plus redoutable pour Rome que les Parthes dont on fait tant de bruit, et il tient à faire part à ses concitoyens de ses alarmes patriotiques. Voilà, je crois, quel est le dessein de la Germanie.

Quoi qu’il en soit, ce livre a une importance particulière pour la question que nous essayons de résoudre. Il nous montre qu’au moment où Tacite, dans sa province, recueillait et ordonnait les élémens dont il a été plus tard composé, il possédait déjà les qualités qu’exige le métier nouveau auquel il allait consacrer sa vie. L’historien était prêt ; il ne lui manquait plus qu’une occasion d’écrire l’histoire.


VI

Quand Tacite revint à Rome, en 93, la situation politique était devenue beaucoup plus mauvaise. C’est le propre des régimes tyranniques d’aller toujours en s’exaspérant. Les victimes appellent les victimes. Au début, Domitien n’avait frappé que par intervalles et en laissant respirer de temps en temps (per intervalla et spiramenta temporum) ; peu à peu, les intervalles se rapprochèrent, et les condamnations finirent par se succéder presque sans interruption.

Ce n’était pas un fou, comme Caligula, ni un sot, comme Claude. Par certains côtés, il ressemblait plutôt à Tibère ; comme lui, il a bien gouverné l’empire. Il surveillait avec vigilance les proconsuls et les propréteurs qui administraient les provinces, et, sous lui, le monde ne fut pas malheureux. Mais, avec quelques bonnes qualités, il en avait encore plus de mauvaises. Fils d’un empereur économe, simple, ennemi de la représentation et de la pompe, et qui rappelait si volontiers ses humbles origines, il formait un parfait contraste avec son père. Il était d’une vanité et d’une insolence insupportables ; il lui plaisait d’humilier ceux qui l’entouraient. Non seulement il tenait à la réalité du pouvoir, mais il en aimait les apparences, même les plus futiles. Il supprima les ménagemens par lesquels Auguste avait cherché à dissimuler son autorité souveraine pour la faire accepter avec moins de répugnance. Il se fit appeler couramment : « notre Seigneur et notre Dieu, Dominus ac Deus noster » En toute