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peuples barbares, « de ce pays affreux, de ce ciel sombre, de ces champs rebelles à la culture et qui attristent le regard, » sans l’occasion qui lui fut donnée de les étudier de près et s’il n’avait rien eu de nouveau et de personnel à en dire ? Il semble bien qu’il ait connu par lui-même ces géans qu’il nous dépeint avec leurs yeux gris, leurs cheveux roux, leurs boucliers barbouillés de couleurs voyantes, leurs vêtemens serrés à la taille, qui contrastent avec les robes amples des Sarmates ou des Parthes. S’il n’a pas eu la curiosité de pousser au delà des frontières et de prendre par lui-même quelque idée des contrées qu’il voulait décrire, soyons sûrs qu’il a interrogé des officiers ou des marchands qui les avaient vues ; il a dû même rencontrer plus d’une fois des chefs barbares, qui avaient été vaincus dans quelque guerre intérieure et venaient demander un asile aux Romains[1]. Il semble à Kritz qu’on retrouve, dans ce que nous dit Tacite, le ton d’un homme qui vient de faire parler des Germains et qui mentionne leurs réponses, en conservant, autant que possible, les termes mêmes dont ils se sont servis[2]. C’est par eux qu’il sait les derniers événemens qui se passent dans ce monde troublé qui s’agite et change sans cesse. Ils lui ont appris que les Bructères viennent d’être défaits et expulsés de leur territoire par une coalition de nations rivales, que les Chérusques, qui ont tant effrayé Rome quand ils avaient Arminius à leur tête, ont perdu tout à fait leur suprématie. Ils se sont laissé vaincre par l’amour du repos ; on les a longtemps félicités de laisser leurs voisins en paix : « on disait les bons, les équitables Chérusques ; mais, maintenant qu’on n’a plus peur d’eux, on les traite de sots et de lâches. » Il semble qu’on devine, en lisant la Germanie, les questions que devait poser Tacite à ceux qu’il interrogeait. Elles ne sont pas d’un homme qu’on veut nous faire passer pour un rhéteur, qui n’a de souci que des belles phrases. Il cherche, au contraire, à se procurer des renseignemens précis et pratiques ; il veut savoir quels sont, chez les Germains, le principe du gouvernement,

  1. Tacite nous dit (Agric, 24) qu’il fit parler sur la Bretagne un de ces petits rois du pays, chassé par des séditions domestiques et qui s’était réfugié dans le camp romain.
  2. Barditum vocant... Hastas ipsorum vocabulo frameas vocant,... succinum glesum vocant... Ailleurs, il dépeint très exactement l’équipement militaire des Germains (Ann., II, 14), et il nous dit qu’on chante encore de son temps la victoire d’Arminius, comme un homme qui le sait d’une façon certaine, canitur adhuc apud barbaras gentes (Ann., II, 88) : on peut voir sur ce sujet la préface de Kritz à son édition de la Germanie.