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mais ces années ont si lourdement pesé sur Tacite, il en a ressenti une impression si profonde qu’il ne s’est plus souvenu que d’elles.


V

En 89, immédiatement après sa préture, Tacite quitta Rome, c’est par lui que nous le savons, et son absence dura quatre ans. Ce qu’il a fait pendant ces quatre années, nous le devinons sans qu’il le dise : il est allé remplir l’une des fonctions administratives que l’on donnait à ceux qui venaient d’être préteurs, il a été nommé, comme on disait, lieutenant de l’empereur, legatus Augusti pro prætore, et, en cette qualité, ou bien on l’a préposé au commandement d’une légion, ou il a gouverné ce qu’on appelait une « province impériale. » On donnait ce nom à celles que l’empereur s’était particulièrement réservées, parce qu’elles étaient plus difficiles à défendre et qu’elles exigeaient la présence d’un corps de troupes ; voilà ce qui est certain. Si nous voulons aller plus loin et en savoir davantage, nous ne pouvons que former quelques conjectures, mais des conjectures assez vraisemblables.

Et d’abord, des deux fonctions qu’on pouvait obtenir après la préture, quelle est celle qu’il a remplie ? nous ne le savons pas positivement. Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’une des deux lui convenait beaucoup moins que l’autre. Il semble en effet assez peu probable, quand on le connaît, qu’il ait commandé une légion. À ce moment, les aptitudes civiles et militaires, qui étaient mêlées et confondues dans le même citoyen, pendant la république, commençaient à se séparer. Depuis qu’Auguste avait institué des armées permanentes, la guerre était devenue une profession ; il était plus rare qu’on fût à la fois un homme de tribune et un bon général. Les soldats, qui ne quittaient plus les camps, se moquaient volontiers des gens qui vivaient paisiblement chez eux et les appelaient des paysans, pagani[1] ; ceux-là, de leur côté, soupçonnaient que les soldats sont ordinairement mal élevés, lourds et brutaux, si bien que Tacite se croit obligé d’affirmer « qu’il s’en trouve qui n’ont pas moins de finesse d’esprit que ceux qui portent la toge. » Mais, quoiqu’il prenne ici

  1. Je dirais volontiers des pékins. si ce mot, si employé chez nous autrefois, ne commençait à se perdre, depuis que tout le monde est soldat.