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même est un attrait qui rend la réussite plus flatteuse et le plaisir plus vif. Mais ce sont les hardiesses de l’improvisation qui procurent les plus vives jouissances ; car il en est du génie comme de la terre : si l’on estime les fruits d’une longue culture et d’un pénible travail, les productions qui naissent d’elles-mêmes sont encore plus agréables. » Il me semble qu’il y a, dans ces paroles, un accent tout personnel, et qu’elles ont bien l’air d’être des confidences.

Ce succès, qui mettait Tacite au premier rang de la jeunesse de son temps, eut pour lui des conséquences importantes. On peut soupçonner d’abord qu’il rendit son mariage plus facile. En 77, il fut fiancé à la fille d’Agricola, et, l’année suivante, il l’épousa. C’était un grand mariage. Julius Agricola, son beau-père, appartenait par ses origines à cette saine et vigoureuse noblesse de province, qui fit la force de l’empire. Ses aïeux étaient de Fréjus ; son père, Julius Græcinus, s’établit à Rome et entra dans le Sénat. Il était un orateur et un philosophe, mais avant tout un honnête homme. « Il avait trop de vertu, dit Sénèque, pour convenir à un tyran. » Caligula voulut le forcer à se faire délateur, et, comme il refusait, il le fit tuer. Agricola fut élevé par sa mère, qui se trouvait être une personne très distinguée et qui prit un grand soin de son éducation. Il fréquenta les écoles de Marseille, une ville où, selon Tacite, « règnent, dans une heureuse harmonie, la politesse grecque et la sobriété provinciale. » Il servit ensuite en Bretagne, sous Suetonius Paulinus, et y prit le goût de la vie militaire. Quoique avant tout il ait été soldat, il ne bornait pas ses talens à ce qui concerne son métier. C’était, à l’occasion, un homme du monde, un administrateur fort intelligent, un très habile politique, autant qu’un excellent général. Quand il maria sa fille, il occupait à Rome une situation très élevée : il était consul, et allait partir pour la Bretagne, dont il devait achever la conquête.

Tacite, qui, nous l’avons vu, n’aime pas à introduire le public dans sa vie privée, n’a dit qu’un mot de sa femme. Au moment où il nous raconte qu’il fut fiancé avec elle, il l’appelle « une jeune fille de belle espérance. » L’éloge paraît d’abord assez froid ; mais la façon dont il a parlé de son beau-père, la douleur que sa mort lui causa, le livre qu’il a consacré à sa mémoire, montrent combien il lui était reconnaissant de lui avoir donné sa fille.