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qu’ils y parlaient librement, quand ils se croyaient entre amis, et répétaient volontiers les bons mots et les vers malins qu’on avait faits contre le prince. Si, par malheur, on avait laissé entrer quelque délateur inconnu, ou seulement quelque indiscret, qui ne savait pas tenir sa langue, ces plaisanteries étaient punies comme des crimes d’Etat. La société charmante, qui, au début du règne de Claude, s’était formée autour des nièces de l’empereur, les trois filles de Germanicus, et dont Sénèque paraît avoir été l’âme, fut dissipée au bout d’un an, par la mort ou par l’exil, parce qu’elle était suspecte à Messaline. Du reste, ces terribles exemples ne décourageaient personne. Sous l’œil même des délateurs, le lendemain de quelque exécution retentissante, les réunions dispersées se reformaient. Le plaisir de se voir, de causer ensemble, faisait braver tous les dangers, de même que, dans les prisons de la Terreur, on reprenait les conversations et les intrigues interrompues, à quelques pas de la guillotine. Thraséa était déféré au Sénat, on le savait perdu ; cependant, un cercle d’hommes et de femmes du grand monde s’était rendu, comme à l’ordinaire, dans ses jardins, et l’on y discutait des questions philosophiques, jusqu’au moment où le questeur vint apporter au maître de la maison l’ordre de mourir.

Dans un passage très curieux de ses Annales, Tacite nous renseigne sur la façon dont vivait la haute société de son temps. Il constate d’abord que c’est vers l’avènement de l’empire que le luxe fut poussé le plus loin à Rome. Les grandes familles, dépouillées d’une partie de leurs privilèges politiques, pensaient se distinguer du reste des citoyens et tenir encore leur rang en menant une existence magnifique. On leur avait laissé le droit de se ruiner, elles en abusèrent. Les dépenses de la table, la beauté des villas, le nombre des esclaves, la recherche des objets d’art et des meubles précieux, les prodigalités envers les amis, les cliens, les affranchis, entamèrent les fortunes les plus considérables. Les rigueurs de l’autorité impériale contre tous ceux qui portaient de grands noms et possédaient de grands biens firent le reste.

Pendant l’époque qui s’étend d’Auguste à Néron, l’aristocratie ancienne disparut presque entièrement. A sa place, il s’en forma une autre, qui venait des villes municipales d’Italie ou des provinces. Ces nobles nouveaux apportaient à Rome les habitudes de simplicité et d’économie qui leur étaient ordinaires chez eux, et,